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souvenir d’un peuple dispersé

réjouissant à voir ; mais l’intérieur de ce foyer était bien changé : Marie était là, immobile entre son père et sa mère qui la regardaient, courbés dans leur angoisse et leur silence ; ses pieds joints comme dans la tombe reposaient sur un trépied devant le feu ; ses deux mains tombées de chaque côté d’elle pendaient comme des grappes de raisin que le froid a touché pendant la nuit ; sa tête affaissée sur l’épaule, vivement éclairée par la lueur de l’âtre, ressortait, avec sa pâleur de perle pure, sur le cuir marron du fauteuil comme une belle figure de camée antique. De temps en temps, deux voisines qui l’avaient ramassée sur le chemin et portée chez elle, faisaient quelques frictions sur son front et sur ses bras, avec une liqueur essentielle, pour y ramener la sensibilité ; mais les mains retombaient toujours, et le front un instant relevé décrivait de nouveau sa courbe de tige fanée. Elle n’était pourtant pas évanouie, elle était abîmée, anéantie. Pauvre fille, elle avait trop souffert pour la puissance de sa sensibilité ; son âme avait été soumise à tous les genres de tortures ; une furie semblait avoir pris plaisir à lacérer de ses fouets toutes les fibres de son cœur.

Depuis le matin, elle avait passé par plusieurs crises terribles où sa raison semblait devoir s’envoler pour toujours ; dans ses délires, des images hideuses avaient succédé à des visions célestes ; on aurait dit qu’elle était précipitée des régions bienheureuses dans des abîmes de douleurs. Chacun de ces tableaux déchirants, qui défilaient devant elle comme des visions d’halluciné, paraissaient laisser tomber sur son sein, en s’éloignant, un poids qui l’écrasait ; mais il s’en présentait un surtout qui faisait frissonner tous ses nerfs : on la voyait alors raidir ses membres comme pour le repousser, et dans son impuissance, ses deux mains s’attachaient à son sein et, dans un effort capable de l’ouvrir en deux lambeaux, on l’entendait s’écrier d’une voix étranglée :

— Jacques ! c’est assez… c’est trop !… tu marches sur ma gorge, je sens ton pied écraser mon cœur ! pourquoi me traiter ainsi ?… je n’ai pas mérité tant de haine, tant de mépris. Je ne suis pas une fille misérable, déshonorée, perdue !… Non, non ! je n’ai rien vendu, rien souillé de mes amours… le tien, il était encore tout dans mon cœur : et la France ! ah ! comme je l’aimais, pour toi, pour moi, parce qu’elle est belle, grande, toujours glorieuse !… Mais personne ne te l’a donc dit… pas un homme, pas un frère, pas un ange ?… Douce Vierge Marie, je vous avais demandé, à genoux, de lui parler de moi !… et des méchants m’ont calomniée, avilie, perdue… vous l’avez permis !… c’est le démon qui a gagné. Et toi, Jacques, tu as pu croire que j’étais tout cela… sans foi, sans cœur,