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jacques et marie

et que pour les sauver vous m’avez dit qu’il fallait y jeter mon cœur, je me suis sentie prête à le faire. Pourquoi tentiez-vous mon amour d’enfant ?… il était plus grand que celui que je pouvais vous donner, il m’a poussé… et j’ai cru qu’il serait assez puissant pour me donner toutes les vertus de mon sacrifice, pour me faire oublier tout le passé, qu’il pourrait absorber, dans le simple sentiment de reconnaissance et de respect profond que jo vous dois, dans les bornes obligées du devoir que je vous aurais juré, toutes mes passions de Française, tous les élans refoulés d’un amour déjà fiancé. Mais, monsieur, je me trompais ; vous voyiez bien que je me trompais… puisqu’à la première rupture de ces liens de fer dont j’enlaçais mon cœur pour le soumettre à l’holocauste, il a éclaté et a brisé le vôtre… Vous êtes Anglais, et vous avez trop d’orgueil et de dignité pour renoncer à votre caractère national, pour consentir à voir mépriser votre sang et maudire votre drapeau. Eh ! bien, je l’aurais fait dans mon cœur, et mon estime se serait peut-être changée en haine… Cette nationalité que vous m’auriez donnée, ce drapeau dont vous auriez couvert mon front, ils auraient toujours été pour moi comme une injustice, comme une insulte éternelle, et dans mon cœur, comme un remords sanglant… je vous aurais détesté… Et Jacques !… dont le souvenir m’aurait poursuivi dans ma félicité apparente… au lieu de son supplice… sur la terre de ses dépouilles… Jacques à qui j’aurais fait injure le jour de son arrivée, la veille de son exécution, quand il revenait réclamer ma foi et ma parole, ah !…

— Mais il vous a rendu… il vous a rejeté tout cela, dit George ; il vous a traitée comme une malheureuse !…

— Oui, c’est vrai, il m’a repoussée quand j’allais tomber dans ses bras, il a eu l’injustice de me croire capable de toutes les lâchetés, de toutes les bassesses qui puissent avilir le cœur d’une honnête fille et le caractère d’une Française ; il m’a laissé tomber à ses pieds… Ah ! c’était bien affreux, cela !… mais je lui pardonne, parce qu’il a beaucoup souffert, parce qu’il aimait la France plus que moi, autant que mon père, et parce qu’il n’est pas seul coupable de son injustice… Dans les circonstances où il m’a revue, son indignation était assez motivée, et si vous voulez, monsieur, relire les pages que voici, qui se trouvaient en sa possession, vous comprendrez que ses injustes soupçons avaient aussi une cause qui peut les excuser, même à vos yeux…

Marie tendit à l’officier la lettre que Jacques lui avait jetée à la figure, au moment de leur entrevue ; cette lettre qu’elle avait saisie