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souvenir d’un peuple dispersé

il clouait mes aspirations !… Ah ! que je me sens bien, là, maintenant, avec vous, devant l’indépendance de notre exil !… Je respire !…

je respire, dans ce souffle que vous répandez sur mon visage, tous les parfums de ma vie que je croyais perdus, la liberté de mes anciens cultes, l’amour de la France… Je me sens encore fière, je me retrouve ce que j’étais ; je suis toute votre fille, parce que vous êtes tout mon père… Oui ! oui ! nous irons en exil, nous irons… Je vous aimerai tant, tant !… que vous ne souffrirez pas, que vous ne vieillirez pas, que vous vous croirez encore dans notre Grand-Pré, avec tous vos parents, tous vos amis, avec tout ce qui vous faisait plaisir, rien qu’avec votre petite Marie !…

Et la belle enfant entrecoupait chacune de ces phrases avec un baiser qu’elle mettait au front, sur la barbe, sur les yeux tout pleins de larmes du noble vieillard. Elle avait oublié George. Quand elle se leva pour courir porter à sa mère une consolation et une caresse, lui dire qu’elle l’aimerait bien aussi, qu’elle saurait lui allégir les chagrins de la proscription, et lui faire oublier ses vieux rêves d’ambition, l’officier se retrouva devant elle : il était encore debout, dans l’attitude d’un criminel qui a reçu sa sentence, le cœur déchiré, l’âme accablée d’humiliation devant les grandeurs de cette chaumière. Ces infortunés venaient d’ouvrir un abîme devant ses félicités tant rêvées, mais ils l’avaient creusé d’une main sublime ; en le laissant tomber au fond, avec l’édifice écroulé de son amour, cette jeune fille restait à ses yeux toute illuminée sur les hauteurs, gardant sur son front toutes les grâces célestes que peut refléter la figure d’une femme ici-bas. Si elle avait blessé si cruellement ses plus purs sentiments, ce n’était pas par malice ou par mépris personnel, ce n’était pas en s’abaissant, mais par grandeur d’âme, en s’élevant au-dessus de lui, parce qu’il était investi de toute l’injustice de son gouvernement, parce qu’il portait la réprobation de son pays. George comprenait assez les élans généreux du cœur humain pour ne pas sentir de la haine contre Marie : il rougissait d’être Anglais, mais il aimait plus que jamais… et il souffrait horriblement…

Marie s’en aperçut d’un coup d’œil ; car il avait attaché sur elle un regard qui implorait un mot de pitié ; elle s’arrêta soudainement devant lui et parut ébranlée.

— Monsieur George, dit-elle, je viens de vous outrager, n’est-ce pas ?… et vous n’attendiez pas cela de moi… vous… si généreux !… Ah ! pardonnez-le-moi. Dans tous ces combats qui se sont livrés dans mon âme, j’ai perdu mon chemin… et quand j’ai vu mon père, ma mère, tout ce qui tient à ma vie, sur le bord d’un affreux gouffre,