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jacques et marie

larmes y monter, et c’était mal se présenter devant la mort et devant des soldats quand il les avait si souvent bravés.

Un court moment de résistance entre l’homme de résolution et l’homme sensible suivit ce dernier coup d’œil jeté sur un séjour chéri ; après quoi, Jacques articula fermement ces quelques mots :

— Si, dans mon cœur ou dans mes paroles, j’ai fait à quelqu’un une injure que j’ignore, une injustice involontaire, je lui en demande pardon… Maintenant, mon Dieu, je vous offre ma vie pour le salut de mon pays ; délivrez l’Acadie ! sauvez la Nouvelle-France !

Comme il cessait de parler, une lueur rapide passa sur les nuages abaissés du ciel ; c’était l’éclair du canon de neuf heures. George fit entendre un premier commandement, et les huit soldats abaissèrent leurs fusils sur la poitrine de leur victime. Le lieutenant allait probablement dire quelques mots avant le signal de la décharge ; il paraissait pris de pitié et de remord devant cet homme agenouillé devant la mort ; mais un bruit soudain attira l’attention générale du côté de la maison ; la porte s’était ouverte avec fracas, et Marie, enveloppée de la tête au pied dans un grand châle noir, s’élança dehors. La mère Trahan et Pierriche, entraînés par son mouvement, essayèrent un instant de la retenir.

— Arrêtez, arrêtez ! criaient-ils ensemble. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ils vont vous tuer !… Notre maîtresse, vous voulez donc mourir ?

— Laissez-moi, dit Marie, ne me suivez pas plus loin !

Et en même temps, elle leur rejeta son châle que Pierriche retenait encore, peu disposé qu’il était à obéir. En la voyant sortir des plis de cette sombre draperie, les deux fidèles serviteurs tombèrent à terre comme évanouis, pour prier, pour ne pas voir… car ils venaient de comprendre la résolution de leur maîtresse. Elle était revêtue de ses habits de noce, la tête parée de sa couronne de fleurs blanches, toute brillante de l’éclat de ses vêtements.

— Où allez-vous, malheureuse ? s’écria George en la voyant passer devant lui.

— Je vais mourir avec mon fiancé ! Je suis la cause de sa mort, je veux la partager.

— Insensée, que faites-vous ?… et vos parents, votre mère !…

— Ah ! oui ! mes parents, ma mère… ma mère !… c’est cruel à vous de me les rappeler ici !… Dieu les protégera !… et puis, ils ont d’autres enfants, d’autres soutiens, eux… ils ont des amis… vous n’avez pas pu leur faire croire qu’ils étaient trahis par tout le monde… Mais lui… vous lui avez tout ravi !… je viens lui prouver