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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/207

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souvenir d’un peuple dispersé

rain désigné par la justice, et Jacques revit pour la première fois l’habitation de son père…

On se rappelle que la famille Landry l’avait fait transporter près d’un bosquet d’arbres qui abritait une petite élévation ; c’est sur la partie culminante de ce coteau que le prisonnier fut conduit. Aussitôt qu’il s’y fût arrêté, l’escorte forma une demi-circonférence autour de lui, le laissant adossé au bosquet, le visage tourné vers la maison. En même temps, les deux sapeurs chargés d’éclairer l’exécution vinrent se poster sur ses côtés, à une petite distance ; huit hommes de l’escouade s’avancèrent en avant et se fixèrent à trois pas de lui, et George prit place au bout de leur ligne pour donner le dernier commandement.

Tout le monde était à son poste ; l’officier regarda sa montre, il restait encore dix minutes pour neuf heures ; il fallait attendre le coup de canon du rappel, pour ordonner la décharge.

— Monsieur le lieutenant, dit Jacques, aussitôt qu’il vit le calme rétabli, j’ai une faveur à vous demander, si cela n’est pas contraire à vos instructions…

— Quelle est-elle ? répondit George.

— Je voudrais mourir à genoux.

— Cela est indifférent ; mettez-vous sur ce banc qui vous touche. C’était celui qui servait jadis à la fête des anciens et sur lequel, comme l’avait dit P’tit-Toine, Jacques avait dû s’asseoir quand les anciens n’y étaient pas. Il s’y installa, c’était maintenant son gibet.

— Il vous reste dix minutes pour vous recueillir, ajouta le lieutenant.

Le condamné promena son regard sur toute la scène qui se développait autour de lui ; le site qu’il occupait était assez élevé, et la lumière assez vive pour lui permettre d’apercevoir les premiers plans du tableau, la maison paternelle, les dépendances de la ferme et la rive de la Gaspéreau vaguement dessinée dans ses ombrages de saules et de trembles frissonneux. Dans ce moment, une brise de la mer agitait toute cette feuillée mobile et lui faisait rendre son plus triste gémissement. La mère Trahan avait bien fermé tous les volets pour être moins effrayée, ce qui donnait à la chaumière une apparence inhospitalière qu’elle n’avait jamais eue. On ne fermait les volets, autrefois, que pour se garantir contre les gros orages : la crainte des tueurs d’hommes ou d’autres malfaiteurs n’avait pas encore appris à prendre ces précautions humiliantes pour l’humanité.

Jacques se sentit ébranlé par cette vue ; tout cela lui remémorait trop de souvenirs !… Il ferma les yeux un instant ; il sentait ses