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et là avec cet abandon que le silence et le désordre du ménage encouragent ; les petites filles se faisaient des toilettes burlesques avec les chiffons épars qu’elles trouvaient sous la main ; les petits garçons convertissaient en armes, en chevaux, en mille autres jouets caractéristiques tous ces ustensiles abandonnés dont on ne savait que faire. Leurs mères ne prêtaient qu’une attention distraite à cette mascarade innocente jouée en face de leur malheur ; elles ne regardaient attentivement que deux points : l’église et le rivage.

Mais il vint un moment où leurs regards se portèrent tous à la fois du côté de l’église ; ce fut celui où les trois portes s’ouvrirent au commandement de Winslow pour laisser passer les hommes.

Alors commença le triage des jeunes et des vieux. À mesure que les prisonniers franchissaient le seuil du petit temple, les gardes qui se trouvaient au porche séparèrent les enfants d’avec leurs pères, comme le maître d’un troupeau sépare les agneaux qu’il envoie à différents marchés. Les malheureux crurent que c’était tout simplement une mesure d’ordre et de précaution. Winslow leur avait dit que les familles s’en iraient ensemble ; ils se fiaient à cette promesse, confiants encore dans la bonne foi de ces hommes qui les avaient si impudemment trompés. Rien ne pouvait détruire la crédulité de ces âmes honnêtes ; elles ne s’habituaient pas à croire qu’on pouvait si souvent mentir à un peuple. Ils se séparèrent donc sans se faire leurs adieux, pensant se rencontrer un instant plus tard, sur le même vaisseau, avec leurs femmes, leurs mères et leurs filles ; et cette idée de se retrouver encore tous ensemble tempérait dans leurs cœurs les angoisses du départ ; ces quelques jours de séparation leur avaient fait désirer l’exil qui devait les rendre au moins aux affections de leurs foyers… Ils obéirent tous sans murmurer à ce qu’ils croyaient être les dispositions nécessaires de l’autorité.

Les jeunes gens furent mis à l’avant, distribués par rangs de six, et les vieillards, placés à leur suite, dans le même ordre, attendirent avec calme le signal du colonel pour s’acheminer vers la côte. Tous étaient résignés ; il ne s’élevait pas une réclamation du milieu de cette foule ; au contraire, quelques-uns semblaient refléter sur leur figure cet enthousiasme que les martyrs apportaient sur le théâtre de leurs tortures ; beaucoup d’entre eux croyaient véritablement souffrir pour leur foi : à leurs yeux, le serment qu’on avait voulu leur imposer était un acte sacrilège. Mais Butler vint bientôt soulever une tempête dans leurs cœurs pacifiés, en com-