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souvenir d’un peuple dispersé

femmes, en les regardant passer, sentaient comme des flots d’affection s’éloigner de leur vie ; il leur semblait que leur cœur se vidait tout-à-fait.

Rendus sur le rivage, les soldats firent trois parts de cette seconde bande et ils les distribuèrent sur les vaisseaux qui restaient à charger. Un seul renferma des vieillards et des jeunes gens ; ce fut celui qu’on n’avait pu remplir au premier envoi, et celui-là ne réunit de pères et de fils que ceux qu’un pur hasard y fit se rencontrer.

— Bah ! se dirent les bourreaux, l’infortune est féconde, elle engendre les liens de la famille parmi les enfants du même malheur ; s’il fallait prendre le temps de nous occuper à grouper toutes ces générations au tour de leurs aïeuls et de leurs bisaïeuls, on découvrirait qu’ils sont tous de la même famille.

Après ce second embarquement, les vaisseaux se trouvèrent remplis à pleins bords, comme on l’avait prévu, et même davantage ; il fallut donc de toute nécessité attendre d’autres voiles pour embarquer les femmes. Heureusement qu’elles ne tardèrent pas longtemps à se montrer.

Lawrence avait donné ordre au corps chargé de dépeupler le bassin de Chignectou de s’arrêter en passant avec sa flottille sur les côtes de Grand-Pré pour prendre le reste de la population. Les difficultés qu’avait éprouvées cette expédition à s’emparer des habitants l’avaient retenue plus longtemps qu’on ne s’y était attendu ; et ces vaisseaux, arrivés depuis le matin près du Cap-Fendu, avaient manqué d’une brise favorable pour franchir la passe étroite qui s’ouvre sur le Bassin-des-Mines ; mais, profitant du passage du bore, ce flot précurseur de la marée, qui entraîne tout sur son chemin, ils doublèrent le promontoire et parurent enfin, peu d’instants après, à l’embouchure de la Gaspéreau.

Dans ce moment, les femmes assemblées sur le rivage erraient en désordre ; oubliant les choses qu’elles avaient amassées pour l’exil, elles appelaient leurs maris et leurs pères et suppliaient les Anglais de les entasser avec eux plutôt que de les laisser ainsi languir en arrière. La vue des voiles de la petite flotte les fit tressaillir de joie… Tant il est vrai qu’il n’y a pas-de situation si poignante dans la série des souffrances humaines qui n’aient des degrés et des contrastes qu’on ne puisse appeler heureux par l’impression qu’ils causent : le mal qu’on appréhende et qui n’arrive pas devient encore du bonheur.

Le jour était encore assez haut pour permettre d’embarquer tout ce qui restait d’Acadiens à Grand-Pré : c’était seulement un pro-