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jacques et marie

blème que de les loger dans l’espace laissé vide sur ces derniers transports, qui, quoique plus nombreux, se trouvaient déjà à moitié remplis. Cependant il fallait tout amener, on n’attendait plus d’autres voiles. On s’ingénia…

— Des compatriotes et des amis peuvent bien se presser un peu les uns contre les autres, dit spirituellement Butler.

Lawrence avait prescrit à ses lieutenants, dans ses instructions, de ne prendre sur les navires que deux prisonniers par tonne : ce n’était déjà pas leur donner du confort, en supposant qu’on leur laissât la liberté d’apporter quelques effets avec eux. Mais on enferma le double de ce nombre dans la même capacité, et ce fut avec des femmes et des petits enfants que l’on fit ce remplissage. On mit d’ailleurs, dans cette tâche brutale, encore plus d’expédition et moins d’égards : le temps pressait, la mer devenait houleuse, la brume hâtait la nuit. En quelques heures, les rivages, les maisons et les rues de Grand-Pré devinrent une solitude. Il ne fut fait d’exemption en faveur de personne ; ni le vieux notaire Leblanc, ni Pierriche ni sa mère ne furent épargnés, comme le gars de la veuve s’en était flatté. On ne put rester sur cette terre même à titre de domestique. Quant au notaire, il n’aurait pas plus accepté sa grâce que le père Landry ; il avait vingt enfants et cent cinquante petits-enfants parmi les proscrits, sa patrie ne pouvait être que sur le chemin de l’exil avec cette noble progéniture.

Par un hasard qui ne fut peut-être pas étranger à la volonté de George, la famille de la fermière et celle de sa maîtresse se trouvèrent réunies ; c’est-à-dire, les femmes avec les deux bessons de la mère Trahan. On pouvait facilement voir une intention bienveillante dans cette réunion ; car ces personnes ne s’étaient pas cherchées particulièrement, et les soldats n’avaient pas pris plus de soins de ménager les liaisons et les affections des femmes qu’ils ne s’étaient occupés de laisser aux pères leurs fils. Il n’y eut que les petits à la mamelle qui purent éviter le sort qui sévit sur tant d’autres de leurs aînés. On poussait ces bandes d’adolescents dans les embarcations, comme on pousse les troupeaux qui se regimbent et s’attroupent dans la frayeur : les uns tombaient dans une chaloupe, les autres dans une autre, et les rameurs s’éloignaient de différents côtés, quand la mesure était pleine.

Marie, durant tout ce tumulte, toutes ces clameurs des exécuteurs et des victimes, tous les sanglots de ses compagnes, resta morne et sans larmes ; elle sembla n’avoir la conscience de rien de ce qui se passait autour d’elle et parut indifférente à tout ce qui pouvait la menacer encore. Elle suivit pas à pas sa mère, comme si