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jacques et marie

— Partir !… moi, partir, maintenant !

— Il me semble, dit P’tit-Toine, que ce serait mieux de le faire…

— Et s’ils l’avaient enlevée, eux, de leur côté… si elle était là… avec eux, — il montra la lumière agitée du presbytère, — forcée d’écouter leurs discours grossiers, d’assister à leur orgie, en attendant un dernier outrage !…

— C’est impossible, Jacques ; monsieur George est incapable d’une pareille chose, et il ne l’aurait pas permis aux autres.

— Ces gens-là !… ces brutes sont capables de tout ; je veux y voir ; je ne partirai pas sans avoir la certitude que Marie n’est point là.

— Mais c’est extravagant cela, Jacques ; Marie n’est pas là, et c’est risquer de tout compromettre. Et ton épuisement, tes blessures !… Il ne faudra pas que tu en reçoives beaucoup d’autres pour y rester.

— Mes blessures !… mon Benjamin, on songe à cela quand on n’a rien de mieux à faire… Et puis, si j’en reçois encore, elles guériront avec les autres ; une de plus, une de moins… D’ailleurs, il s’agit bien de recevoir des coups quand on ne nous laisse que l’occasion d’en donner !… Allons, tu n’y entends rien. — Mes amis, continua-t-il en s’adressant à tous, la partie est bonne, je pense. Ce soir, les Anglais sont dans la joie ; ils pensent qu’ils ont assez pillé, assez brûlé, assez frappé de femmes et de vieillards pour que personne ne soit tenté de remettre le pied sur ce sol ruiné ; ils ont bu et se sont couchés ivres et las… La nuit est à nous, tâchons d’en user mieux que l’autre soir. Allons au presbytère ; si Marie s’y trouve, nous la sauverons, et si elle n’y est pas !… Winslow, Butler, Murray et le lieutenant y sont, et il ne tiendra qu’à vos bras qu’ils y restent jusqu’au jugement dernier.

Ces paroles produisirent un mouvement de satisfaction chez ces hommes, amateurs de l’imprévu, habitués à l’aventure et aux tentatives audacieuses. Dans ces guerres de coups de main, où les forces fractionnées des belligérants devaient opérer sur de vastes espaces, la valeur et l’intrépidité se plaisaient, comme au temps de la chevalerie, dans les combats corps à corps, et dans ces entreprises de maraudeurs.

— Pour toi, P’tit-Toine, ajouta Jacques, comme je sais que tu cries dans les moments critiques, et comme je doute de ton courage, je te conseille de te rendre de suite à nos canots, avec ce chien qui pourrait aussi nous compromettre, et tu les prépareras à un départ précipité.

— Merci ; si la mission n’est pas absolument nécessaire, je n’en veux pas, notre capitaine. Tu oublies que j’étais avec ceux qui