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jacques et marie

qu’elles gardent : elles se promènent pour s’empêcher de dormir et on les aperçoit facilement quand elles passent vis-à-vis les châssis.

— Très bien, et ailleurs ?

— Personne dehors. Dans la maison, je n’ai vu que les deux cuisiniers, avec un compagnon et deux femmes ; ils s’occupent joyeusement à démolir les pâtés et les dindes farcis qu’ils ont édifiés et qui leur sont revenus intacts ; puis, ils achèvent de vider quelques bouteilles restées là pour la sauce. Les goinfres ! ils me donnaient appétit… et j’avais déjà l’idée d’entrer.

— Nous allons leur rogner le dessert, et nuire quelque peu à leur digestion.

— Dînerons-nous aussi, Jacques ?

— Peut-être, si nous ne brûlons pas trop les plats en les réchauffant. Cependant, ne compte pas sur le dîner ; je te recommande le jeûne, Antoine. Est-ce tout ce que tu as observé ?… pas de soldats, pas de prisonniers, nulle part ?…

— Personne.

— Tant mieux ! murmura Jacques, avec un tressaillement violent. Allons, ni ton père, ni Marie ne se trouvent ici… ils ne les auraient pas mis à la cave, non plus au grenier…

En achevant ces mots, il s’approcha plus près des carreaux pour compter les convives, reconnaître quelles places occupaient les principaux personnages, et s’assurer du degré d’ivresse qu’ils avaient atteint.

La salle était oblongue ; elle avait trois ouvertures sur la cour où se trouvait Jacques, et deux sur la place publique ; deux portes, à l’intérieur, la mettaient en relation avec les autres appartemens. La première introduisait aux chambres à coucher, par un couloir étroit qui n’aboutissait pas au-delà ; toutes ces chambres étaient situées sur l’arrière de la maison ; la seconde ouvrait sur un petit vestibule où se trouvait l’entrée principale du presbytère, et une autre porte qui donnait accès à la véritable salle à manger ; cette dernière pièce ne communiquait qu’avec la cuisine. C’était là les seules issues par lesquelles pouvaient s’échapper les officiers anglais.

Un coup d’œil jeté autour de la table suffit à Jacques pour compléter ses observations et lui permettre de combiner ses plans d’attaque. L’ivresse existait et se manifestait chez tous à des degrés divers, par des symptômes caractéristiques.

Une nuance imperceptible distinguait Murray de Butler. Celui-ci n’avait plus qu’une faible lueur de raison ; Murray touchait aux confins de la sienne ; il était arrivé à ce point où les gens d’esprit n’en ont plus, et où ceux qui n’en ont jamais en croient le plus en