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souvenir d’un peuple dispersé

avoir ; c’est le moment où, dans les pays constitutionnels, on fait des discours officiels, parce que, alors, personne n’est en état ou obligé de s’en souvenir, et qu’il reste toujours à l’orateur la faculté de nier les sottises qu’il a dites, en voulant pallier celles qu’il a faites. Butler ne pouvait plus même lever dignement son verre pour boire à la santé de quelques îles des Indes Orientales qui n’avaient pas encore eu les honneurs d’un toast.

Quant à George, il était le seul qui parut posséder l’usage de toutes ses facultés ; il se tenait froid, taciturne sur son siège, tantôt rêveur, tantôt bouillant d’impatience au milieu de ces brutes en goguette et de leurs propos décousus, grossiers et révoltants. Une seule chose pouvait tempérer l’ennui que lui donnait les discours échevelés qu’on lui imposait : c’était les scènes bouffonnes et les caricatures que présentait cet ensemble de visages et de caractères lancés dans le champ de la folie la plus expansive et du délire de l’ivresse. C’était quelque chose de singulier à voir que ce rire convulsif amené violemment, par le vin, sur ces figures qui n’avaient laissé voir depuis quelques jours que les traits de la haine, de la colère et de la cruauté. Il était facile, à travers un simple vitrail, de saisir les saillies et de suivre les homélies quand elles étaient lucides. Jacques ne comprenait pas un mot anglais, mais P’tit-Toine, qui l’avait appris dans la compagnie de son oncle LeBlanc et du lieutenant George, pouvait traduire assez facilement à son voisin ce qu’il saisissait.

Dans ce moment, il en tendit un cri général :

— Silence ! silence ! disaient les voix : un toast !… encore un toast !… commandant Murray !… vive notre commandant Murray !

En même temps, tous les visages se tournèrent du côté du capitaine, qui fit aussitôt un effort énergique pour se hisser sur ses deux jambes, en s’aidant des bras de son fauteuil. Mais ses forces n’étaient plus à la hauteur de son courage ; il chercha vainement à trouver son centre de gravité, malgré qu’on lui cria de toute part :

— Bravo, capitaine ! vous avez un grand cœur, vous y arriverez.

— Pas encore, mes amis, pas encore… je crois que j’ai les jambes plus grandes… il me semble qu’elles ont poussé pendant le dîner et qu’elles poussent encore… je ne pourrai jamais arriver à me planter dessus !… Ou bien ce vilain plancher de curé s’enfonce… oui, il s’enfonce…

Il allait saisir son verre, en balbutiant ces dernières paroles, mais aussitôt que sa main laissa son siège, il s’écroula comme une tour minée, avec un long gémissement.

— Nous ne permettrons pas que vous succombiez ainsi sur le