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souvenir d’un peuple dispersé

daine et si étrange sur ces hommes, pour la plupart endormis dans l’ivresse. Les uns crurent qu’ils avaient assisté au repas de Balthazar et qu’ils s’éveillaient à l’heure des vengeances divines ; les autres, qu’ils venaient d’opérer leur descente aux enfers et qu’ils commençaient une éternité de supplices bien mérités. Tous étaient frappés d’épouvante. Ne pouvant mettre la tête aux fenêtres, aveuglés par le feu qui leur pleuvait dans les yeux, ils ne songèrent à autre chose qu’à se soustraire à l’incendie. La flamme s’attachait à leurs habits, à leurs cheveux ; elle courait dans les rideaux des fenêtres et dans le linge de table ; elle allait entamer les boiseries. La fumée et la chaleur les étouffaient déjà ; comment auraient-ils pu deviner qui leur infligeait ce châtiment ?

Cependant, l’émotion de la surprise, la vue du danger et l’aiguillon tout puissant du feu qui les dardait dans tous leurs sens, les eurent bientôt dégrisés ; et sauf ceux qui, comme Butler, avaient atteint l’inanition complète, tous retrouvèrent bientôt leur énergie et s’élancèrent du côté de la porte. Ils la croyaient encore libre parce qu’elle n’avait pas été brisée. Mais les deux sauvages s’y étaient cramponnés et la tenaient clouée sur ses gonds. Dans leur frayeur les fuyards vinrent s’entasser dessus et la claquemurer si bien devant eux qu’il leur fut impossible de l’ouvrir ni de l’enfoncer. Ils tentèrent alors de s’échapper par la petite pièce qui conduisait à la cuisine et dont la porte touchait à celle de l’entrée : elle était fermée, et l’encombrement les empêcha encore de la forcer. Les cuisiniers, craignant d’être interrompus dans leur repas clandestin ou d’être obligés de le partager avec les autres domestiques, avaient poussé le pêne de la serrure et s’étaient enfuis sans songer à le retirer. Resserré dans l’étroit passage, leurs maîtres perdirent un temps précieux à se bousculer, à se terrasser, à s’écraser au milieu de toutes les horreurs du désespoir, et l’incendie leur arrivait dans les reins, cette fois, puissant, irrésistible !…

Tout à coup, Butler, que les tortures de l’agonie avaient enfin tiré de son état de mort factice pour lui rendre la conscience et la sensation d’une réalité épouvantable avant sa mort réelle, ayant réussi à se lever du milieu des flammes, vint se précipiter parmi ses compagnons éperdus. Sa chair pétillait dans une enveloppe ardente ; il traînait derrière lui un courant de feu ; il semblait s’être échappé des abîmes éternels !

À son aspect, le groupe tumultueux se sépara d’horreur et laissa la voie libre devant lui, jusqu’à cette dernière porte qu’on avait tenté en vain de dégager : alors, un des plus hardis, profitant du vide qui venait de se faire autour d’elle, y appliqua un violent coup de