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jacques et marie

une frugale : l’histoire semble dire qu’elle ne portait pas de couleurs. Elle voguait avec précaution : en écoutant les détonations qui retentissaient autour de la ville, elle interrogeait l’espace, lui demandant où était le vainqueur, où était le vaincu. Et d’un autre, côté. Anglais et Français demandaient en la regardant ! « Viens-tu de France ou d’Angleterre ?… viens-tu nous apporter la vie ou la mort ? » Quelle torture ce fut que ce dernier moment d’incertitude, surtout pour les vainqueurs de Sainte-Foy !

Le vaisseau s’approchait toujours.

Quand il fut dans la rade, ne craignant plus sans doute de révéler son drapeau, il salua la citadelle par vingt-et-un coups de canon. Alors la grande vérité se fit pour tout le monde, produisant d’une part le délire de la joie, et de l’autre le désespoir. La garnison prit plaisir à venir l’annoncer aux assiégeants, par des clameurs frénétiques qui durèrent des heures entières. Avec ces cris commença notre agonie ; ils déchiraient nos cœurs et donnaient à notre deuil quelque chose de cruel.

Deux jours après, deux autres frégates anglaises entrèrent dans le port : elles formaient l’avant-garde d’une flotte et d’une armée. Alors Lévis, le brave Lèvis, fit ployer ses tentes et ce drapeau blanc qui ne devait plus revoir les bords du St-Laurent, et il alla dire dans tous les rangs : « Allons-nous-en ! »

La France n’avait pas de secours à nous envoyer, cette année-là, mais elle nous fulminait de la banqueroute ; elle faisait perdre à la colonie pour quarante millions de créance !…

Nous nous étions saignés pour défendre la puissance et les intérêts de notre métropole et elle nous ruinait au moment de nous abandonner ! Eh bien ! ces hommes qu’on dépouille, qu’on affame sur le champ de bataille, qu’on méprise à la cour, qu’on ignore ailleurs, qu’on abandonne partout par impuissance et par égoïsme, ces soldats sans chemises et sans souliers, avec leurs gibernes et leurs sacoches vides, croyez-vous qu’en s’éloignant de Québec ils vont s’asseoir dans leurs chaumières pour y attendre la loi du vainqueur, et y recevoir le nom du nouveau maître ? Oh ! non, mille fois non ! ils ont encore du sang, et la terre va leur produire du froment nouveau qu’ils mangeront sans prendre le temps de le broyer ; puis ils défendront pied à pied tout ce qu’il leur restera de territoire depuis Quebec jusqu’au lac Ontario, depuis le lac Champlain jusqu’au St.-Laurent ; et quand on leur aura tout arraché, ils espéreront encore se frayer un chemin jusqu’aux sources du Mississipi, franchir plus de mille lieues de solitude et de forêts, pour aller abriter l’honneur des armes de la France dans les régions