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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/270

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jacques et marie

tous succombé ; quelques-uns auront réussi, je l’espère, à s’échapper du côté du Canada ou de la Louisiane. Je sais qu’un convoi s’est dirigé vers le Mississipi ; que deux vaisseaux ont été saisis par les prisonniers et forcés de rebrousser chemin vers la Baie-des-Français, d’où personne ne les a vu revenir, et qu’un autre s’est perdu, corps et biens, sur les côtes de la Pensylvanie. On m’a dit qu’une partie de ceux qui avaient été déposés sur le littoral de la Géorgie s’acheminaient vers le nord avec l’espoir d’atteindre l’Acadie. Quoiqu’ils n’ignorent pas l’immense étendue de côtes qui les séparent de leur patrie, ils ne désespèrent pas d’y arriver. Plusieurs ont atteint New-York ; et ils rapportent qu’un grand nombre d’entre eux ont péri dans ce long voyage. Pauvres gens ! ils ne se doutent pas de ce qui les attend ici. Lawrence vient d’expédier l’ordre de les disperser de nouveau !…

« Depuis quelques mois, j’ai dû négliger vos intérêts devant les occupations incessantes que m’a donné le service.

« Vous le voyez donc, mon cher capitaine, toutes nos peines n’ont abouti qu’à constater des pertes irréparables pour nos protégés. Comme il n’y avait aucun avantage à leur rendre compte de ce triste résultat, j’ai préféré leur laisser tout ignorer. Le hasard et le temps leur révéleront toute l’étendue de leur malheur. Cependant, comme leur isolement me paraissait les accabler de jour en jour davantage, je leur ai proposé de les acheminer vers le Canada. Ils acceptèrent ma proposition avec reconnaissance. Un échange de prisonniers avait eu lieu, je profitai du départ de quelques Français pour leur confier les proscrits. Un convoi de nos troupes qui partait pour la frontière les accompagna jusqu’au lac Champlain. Je doute que la mère Landry et la veuve Trahan aient pu survivre à ce long voyage, Si le succès couronne vos efforts sur Québec, vous saurez bientôt si mes prévisions se sont accomplies.

« Adieu, mon ami,
John Winslow.

Après cette nouvelle lecture, Jacques se leva ; sa résolution était arrêtée : il allait l’exécuter.

S’il restait quelquefois indécis entre deux grands intérêts de sa vie, aussitôt qu’il avait fait son choix, il ne consultait plus que son énergie. Il se rendit donc au quartier où était cantonné le corps désarmé de M. de Boishébert pour faire ses adieux à ses confrères et à son commandant. Celui-ci, qui soupçonnait les motifs secrets de la conduite de son capitaine, ne voulut pas lui adresser de questions sur ce qui le faisait renoncer au service de la France.