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souvenir d’un peuple dispersé

Jacques lui sut gré de sa discrétion : il avait trop combattu dans son propre cœur pour aimer à lutter encore avec un ami pour lequel il avait tant de considération. Cet adieu fut presque silencieux ; on se pressa vivement poitrine contre poitrine, avec des larmes dans les yeux. En apercevant quelques lambeaux de son drapeau de Montmorency et de Sainte-Foy, que son chef rapportait sans doute en France comme une relique, Jacques s’en empara et, les embrassant étroitement, il ne put s’empêcher de s’écrier :

— Adieu ! je ne te reverrai plus que dans mon souvenir et dans mon amour passé… que dans mes heures de désespoir ! c’est fini !… Maintenant, il me faudra prier pour que tu ne reparaisses jamais sur cette frontière… je serais obligé de te combattre !…

Quelques compagnons d’armes qui n’étaient pas dans l’intimité du proscrit acadien, moins discrets que leur commandant, ne pouvaient comprendre pourquoi ce fier ennemi des Anglais voulait rester en arrière ; ils s’écriaient en le voyant passer devant eux :

— Quoi ! vous, capitaine Hébert, vous renoncez à la France malheureuse et vaincue !…

Jacques se sentit suffoqué et il hâta le pas : il lui sembla dans ce moment qu’il franchissait un océan et qu’il mettait le pied dans un autre camp : malgré les motifs purs qui le guidaient, il crut que la honte des transfuges rougissait son front, et il fut prêt de se rejeter en arrière. Mais Wagontaga, à qui il avait donné le bras, l’entraîna sans comprendre son émotion.

De là, il se rendit devant les magistrats chargés de recevoir le serment d’allégeance, et il le prêta ; puis, ayant découvert des bateliers, il loua une embarcation et se dirigea avec son compagnon vers la mission de la Prairie de la Magdeleine, que les Jésuites évangélisaient depuis plusieurs années. Voici quel était le but de ce voyage.

Jacques savait qu’un grand nombre de ses compatriotes, lors de leur émigration, avaient obtenu du gouvernement d’ouvrir quelques nouvelles concessions le long du St.-Laurent. Durant les deux hivers précédents et pendant sa retraite sur Montréal, il avait pu recueillir assez d’informations pour être persuadé qu’aucuns de ses parents ne se trouvaient dans les établissements situés entre Québec et Montréal, mais il avait su tout dernièrement que plusieurs familles acadiennes s’étaient fixées, sous la direction des Pères Jésuites, dans un endroit isolé, en arrière de leur mission, au milieu de la vallée formée par le St.-Laurent et le Richelieu. Il ne connaissait le nom d’aucune d’entre elles ; mais il espérait avec raison obtenir tous les renseignements nécessaires à la maison de la