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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/293

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souvenir d’un peuple dispersé

suivaient tous les mouvements de sa figure, épiant une révolution salutaire, un retour de la parole qui semblait pour toujours envolée.

— Priez avec moi, dit le prêtre.

Les fiancés tombèrent à genoux, le Père de la Brosse continua à suivre les phases de la crise, tout en faisant quelques pieuses invocations.

Après quelques minutes, la parole commença à manifester son retour par des balbutiements inintelligibles, puis par des phrases incohérentes et détachées ; enfin elle s’échappa avec abondance, comme un torrent débordé ; mais c’était le délire, un délire affreux qui peignait l’état où s’était abîmée son âme :

— C’est bien ! disait-il, c’est bien, mon Dieu ! vous êtes juste, je vous remercie… Ah ! je vous vois enfin, Lawrence, Murray, Winslow, Butler !… Vous êtes bien là, dans ce feu, emportés comme un vent sur une mer de larmes… Vous avez soif, et les démons vous plongent dans cet abîme amer et vous obligent de boire, de boire toujours des larmes… au milieu d’une tempête de malédictions que vous lancent des nuées de victimes… Buvez, l’éternité ne vous rassasiera pas, allez !… Il y a là des mères, des jeunes enfants, des vieillards, tous vous arrêtent quand vous passez, vous déchirent le visage de leurs ongles, vous arrachent les cheveux, et vous crient de leurs gosiers étranglés : — « Rendez-nous nos enfants ! rendez-nous nos pères, nos mères, nos maisons, nos terres, nos églises, rendez-nous notre Acadie, et tout notre bonheur ! » Mais ce ne sont pas là nos femmes, nos enfants, nos frères, ce sont d’autres démons qui ont pris leurs figures pour vous tourmenter… Nos parents, Dieu les a pris dans son ciel, pour sécher leurs larmes, pour remplir encore leurs cœurs d’amour ; ils nous appellent dans notre exil…

Peu à peu les paroles du malade se ralentirent, une sueur abondante couvrit son corps, sa figure prit une expression plus calme ; alors le religieux, se baissant à son oreille, lui dit doucement :

— Il faut mourir sans haine, il faut pardonner…

— Pardonner !… s’écria le vieillard, sortant soudain de son épuisement comme par l’effet d’un puissant réactif, et se soulevant à demi. Pardonner, à qui ?… aux Anglais ?… ah ! c’est impossible cela, mon père !… ils ont chassé les miens dans les bois et sur les mers, ils les ont jetés en pâture aux bêtes féroces et aux poissons, ils ont mêlé leurs cendres à toutes les terres étrangères, ils ont voulu les vendre comme des esclaves, et ils sont restés triomphants dans leur crime ! et leur pardonner ?… non, jamais, jamais !

— Dieu le veut, mon cher frère.