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souvenir d’un peuple dispersé

frippé de la douceur à personne : vous leur pardonnerez, n’est-ce pas, monsieur George ?…

— Très-volontiers, d’autant plus que je vais en faire donner bien davantage à mes brutes.

— Ah ! quel bon Anglais vous êtes, monsieur l’officier ; mais mamselle Marie, qu’est-ce qu’elle va penser de nous quand elle apercevra sa maison ?… Et pourtant, ce n’est pas nous autres qui lui avons attiré ça ; nous ne comprenions rien à ce que nous demandaient ces hommes, et ils ne voulaient pas nous permettre d’aller chercher notre maîtresse, elle qui devine tout. Ils se sont mis de suite à faire le sabbat. Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais je vais vous conter toute la chose, exactement comme elle s’est passée.

Vers trois heures, j’étais à filer la laine de mamselle Marie, dans ce coin, et je me dépêchais de finir une grosse tâche, que je m’étais donnée pour surprendre la petite maîtresse, ce soir : Pierriche s’occupait à ressemeler ses souliers de guéret et je lui parlais de mon défunt mari, qu’il n’a jamais connu. Je me trouvais donc à lui dire qu’il avait toute la dégaine de son pauvre père, que son nez surtout était moulé sur le sien, lui qui l’avait fait en peinture, quand j’entendis Janot, dehors, qui huchait son frère à tue-tête. Je me levai et je vis quatre soldats qui tarabustaient un peu le gars. Pierriche ne se le fit pas dire deux fois pour voler au secours de son besson.

Le lieutenant, qui vit à ce début que la veuve lui préparait toute une épopée, sans compter l’histoire de quatre générations de Trahan ; connaissant d’avance à peu près tout ce qui s’était passé à la ferme, songea de suite au moyen d’éviter le menaçant récit. Il lui dit qu’elle était épuisée, et qu’une pareille narration ne pourrait que renouveler ses douleurs ; que dans ce moment elle devait songer surtout à prendre du repos ; puis il promit de revenir le lendemain. Si cette pauvre Didon n’avait pas voulu écouter Enée davantage, il est probable qu’elle n’aurait jamais été surprise par ce gros orage qui faillit lui être si funeste.

Ce n’est pas que George craignit la pluie ; au contraire… mais dans ce moment il ne s’intéressait plus qu’à une seule chose : à savoir, mamselle Marie, la petite maîtresse si bonne, la fille du richard, qui devinait tout. Il n’avait déjà plus conscience de la bonne action qu’il venait de faire. Il l’avait cependant accomplie par l’impulsion sincère et spontanée de son cœur, mais, surtout, parce qu’il l’avait trouvée sur son chemin. Je crois bien qu’il n’aurait jamais reculé devant un acte de dévouement à faire ; mais soit