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jacques et marie

éducation, soit caractère, il ne courait pas après, et dans ce moment-ci, ayant décidé d’infliger une bonne bastonnade à ses vauriens et de bien payer leur saccage, il n’y songeait plus, se souciant peu de verser encore quelques larmes sur cette affaire, et il laissait son esprit léger courir comme un follet sur les pas de mamselle Marie.

— Mamselle Marie… pensait-il en lui-même, mais il me semble qu’on ne me l’a jamais montrée celle-là ; je dois pourtant avoir vu toutes les filles du district : ça doit être quelque bonne, laide, vieille fille, sur la soixantaine, qui se fait aimer des veuves et des orphelins avec son argent, parce qu’elle n’a jamais pu s’en attacher d’autres autrement, et qui visite ses pauvres après soleil couché… Cependant elle a encore son père mais on vit si vieux, ici… Pourquoi n’est-elle pas dans cette maison ?… Est-ce qu’elle n’y reste pas ?… Voilà une heure que je l’attends.

Puis reprenant tout haut : — Je comprends votre situation, la mère : étant restée veuve et dans la misère, vous avez rencontré une personne âgée et sans enfant, qui a bien voulu vous prendre avec elle pour soigner la maison pendant qu’elle va causer chez les voisines et faire des charités…

— Une vieille fille ! vous dites, mais il n’y en a jamais eu à Grand-Pré ; on ne connaît pas encore ça ! Oh ! monsieur l’officier, je vous en souhaite des vieilles filles comme celle-là ! Excusez un peu ! Si elle n’était pas promise ; si elle ne s’entêtait pas à rester constante pour ce pauvre Jacques Hébert, qui ne revient plus ; si on pouvait prendre plusieurs hommes, elle aurait de quoi choisir, car les cavaliers, ça pleut chez elle ; mais c’en est merveilleux comme elle n’est pas marieuse ! Elle ne veut plus même danser, pas plus avec ses cousins Leblanc qu’avec les autres ; et si elle va chez les voisins, ce n’est pas pour s’amuser, la pauvre belle ! Elle vient ici, le matin ou l’après-midi, fait son petit tour partout et elle s’en retourne à la brunante, tout droit chez elle. Mais ce soir… son heure est passée… elle a peut-être eu un pressentiment qui l’a empêché de partir… Chère petite maîtresse ! comme ça lui aurait creuvé le cœur de voir ce saccage !

À peine la veuve avait-elle terminé cette phrase, que Marie entra précipitamment, toute troublée, suivie de son plus jeune frère ; elle alla se jeter dans les bras de la malheureuse mère, l’embrassa avec pitié. Pauvre fermière, lui dit-elle, on vient de tout me raconter ; je ne croyais pas venir ce soir, j’étais chez l’oncle Leblanc, qui est malade ; mais j’accours. Ils vous ont fait bien du mal,