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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/71

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souvenir d’un peuple dispersé

Fuir ?… comment ?… où ?… Le pays est partout occupé par des corps armés ; nous ne possédons pas une embarcation ; la flotte anglaise garde toutes nos côtes, la mer nous est fermée. Et, mes chers enfants, je vous l’ai souvent dit, malgré tous les efforts que pourra faire la France, sa puissance n’en sera pas moins perdue en Amérique… Nous ne la retrouverons nulle part, sur ce continent ! Pourquoi irions-nous errer dans les bois, avec nos femmes et nos enfants, à la veille de l’hiver, pour chercher une autre patrie qui sera toujours l’Angleterre ?…

Non, je crois qu’il ne nous reste qu’une voie à suivre, celle du devoir ; qu’une chose à faire, obéir à l’ordonnance. Nous ne sommes pas libres de changer notre sort, nous pouvons peut-être l’améliorer en montrant notre soumission et notre confiance à l’autorité. Il y a toujours de la grandeur et du courage dans la confiance que l’on donne à ceux qui nous la demandent, et cela ne peut inspirer que l’estime et la clémence. Remarquez que, depuis quelque temps, notre gouvernement nous a traités avec plus d’équité que par le passé : c’est peut être le commencement d’un règne de justice ; et dans ce cas, le moment serait mal choisi de nous soulever contre le pouvoir qui nous régit. Puisque nous ne connaissons pas les intentions de l’Angleterre, nous ne pouvons pas les juger et nous serions criminels de nous insurger d’avance contre elles.

Je vous le répète, mes enfants, le devoir est notre unique ressource ; c’est la seule garantie de tranquillité que nous ayons ; tous sont soumis à cette grande loi de la vie sociale, ceux qui commandent comme ceux qui obéissent. S’il nous arrive du mal, nous n’en serons que les victimes, nous n’en serons pas coupables ; Dieu prend pitié de ceux qui souffrent, il ne punit que ceux qui font souffrir ; il sera pour nous ! »

Ces paroles firent un grand effet ; elles étaient pleines de bon sens. Le silence religieux avec lequel on les avait écoutées se continua ; chacun se dirigea vers la porte, le regard abaissé, s’arrêtant, en passant, pour serrer la main du vieillard ; on était à peu près convaincu, mais on méditait encore ; personne ne répliqua seulement, quand on fut dehors, on entendit la voix d’un jeune homme qui disait à son voisin : — Le vieux notaire ! il est toujours coiffé de ses Anglais…

— Dame, dit l’autre, tous les Leblanc et les Landry le sont ; depuis que M. George fréquente leur petite Marie, ils se feraient tous couper le cou pour plaire à ces bourreaux de chrétiens. C’est vrai qu’il est bien poli celui-là, mais après tout, il a tout au plus l’intention de s’amuser ; car on dit qu’il en a trompé bien d’autres…