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jacques et marie

avait l’extérieur et le caractère d’un patriarche, il était vénéré à l’égal d’un pasteur.

— Mes enfants, dit-il ; — et sa voix, et sa main qui tenait la proclamation, tremblèrent. — Mes enfants, je sais que vous avez toujours mis votre confiance en moi, et que vous avez toujours suivi mes conseils ; je n’ai jamais hésité à vous les donner ; les connaissances que j’avais acquises dans ma profession me faisaient une obligation de vous être utile ; je remercie le ciel, si ma longue vie vous a servi.

Mais, aujourd’hui, je sens que les circonstances sont bien graves, et qu’il faut plus que la sagesse des livres pour diriger nos actions. Je n’ose pas vous donner d’avis, et je laisse à Dieu de vous inspirer ce qu’il est bon que vous fassiez. Je vous dirai seulement ce que je pense du décret du commandant et ce que ma conscience me suggère pour ma propre conduite dans ce moment critique. D’abord, je ne devine pas plus que vous les nouvelles destinées que semble nous annoncer ce parchemin. Je n’y vois qu’une chose : c’est que l’autorité a voulu nous en faire un mystère, maintenant, pour avoir l’avantage, sans doute, de nous le révéler et nous l’expliquer plus minutieusement quand nous serons tous réunis. Vous savez que beaucoup d’entre nous manquent de l’instruction nécessaire pour bien comprendre les lois nouvellement promulguées. Le gouvernement a peut-être eu l’intention de nous épargner beaucoup d’embarras.

Il y en a qui soupçonnent des desseins perfides, qui parlent de fuir ou de résister… Je crois que rien de tout cela n’est raisonnable. D’abord, l’Angleterre est une noble nation ; elle est incapable d’un acte, d’un guet-à-pens aussi infâme, d’un subterfuge aussi lâche, pour tromper des hommes confiants et honnêtes, pour enchaîner des vaincus désarmés, qui, depuis cinquante ans, lui gardent fidélité sur leur honneur et sur leur serment ; pour trahir et rejeter des sujets qui ont plus d’une fois souffert pour elle. Quelques subalternes ont pu, souvent, nous imposer leurs volontés injustes ; mais aujourd’hui, c’est au nom du roi qu’on nous commande : si l’on abusait de ce nom, nous pourrions toujours en appeler au tribunal de notre souverain ; tout citoyen anglais a le droit de se faire entendre de lui.

Quant à ceux qui veulent résister, quels moyens ont-ils de le faire ? Nous n’avous pas une arme, et personne ne peut nous en fournir ; nous sommes environnés de soldats et de forteresses, nul ne peut nous secourir, les Français ont été repoussés de nos frontières… « Mais nous pouvons fuir, au moins, disent d’autres… »