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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/73

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souvenir d’un peuple dispersé

sensés, voyant leur situation devenir de jour en jour plus désespérée, plus menaçante, en étaient venus à la conclusion que les conquérants pouvaient exiger d’eux une soumission entière ; qu’étant leurs souverains, ils en possédaient toutes les prérogatives, et que c’était folie de vouloir se regimber contre leur autorité. Les Leblanc et les Landry partageaient ce dernier avis, et comme ils étaient les familles les plus riches de Grand-Pré, ils avaient de l’influence.

Ces deux partis n’en étaient pas arrivés à une rupture complète ; ils se dessinaient, seulement, l’un sur l’autre, par la nuance de leurs opinions : chaque événement public venait accentuer davantage cette division ; les moindres incidents, l’ombre d’un scandale servaient d’aliment à cette petite guerre de partisans. Les relations assidues du jeune lieutenant avec, la famille Landry ne manquèrent pas, comme on vient de le voir, de servir de thème aux jaloux, aux prétendants déçus, d’abord, puis aux adversaires des Anglais, ensuite. Malgré cette division de la population, le discours sensé du vénérable notaire prévint tout le trouble que pouvait faire naître au milieu d’elle la proclamation de Winslow : les deux partis sentirent la sagesse des paroles du vieillard, et tous se remirent pacifiquement aux travaux de la saison. Une chose leur inspirait quelque confiance : c’est que, depuis trois ou quatre mois, les vexations semblaient avoir fait trêve, comme l’avait remarqué l’oncle Leblanc. Ils étaient aussi très-occupés à sauver la moisson ; le temps pressait, elle n’avait jamais été plus abondante ; les gerbes écrasaient les moissonneurs sous leurs épis trop pleins ; les greniers allaient regorger ; l’abondance s’annonçait partout et tempérait un peu, par les joies qu’elle faisait espérer, les préoccupations politiques. Le peuple, surtout le peuple français, quitte volontiers les sentiers de deuil pour suivre ceux qui conduisent au plaisir.

Il ne restait plus çà et là, dans les champs, que quelques javelles ; presque partout les grands troupeaux avaient envahi l’espace laissé vide par la récolte. On s’était hâté plus que d’habitude, par l’espoir que les besoins de la guerre allaient nécessiter une vente plus précoce des produits des champs. Ceux qui avaient abrité plus tôt leurs grains assistaient les autres. Ces travaux en commun occasionnaient encore quelques réjouissances ; la dernière gerbe, qu’on appelait la grosse gerbe, fut brillamment fêtée en plusieurs endroits.

C’est peut-être à la ferme de Marie qu’on y apporta plus d’apprêts et de coquetterie.

C’était le 4 septembre : tous les frères, tous les cousins, tous les amis, parmi lesquels se trouvaient plus d’un aspirant à la main de notre nouvelle Pênéloppe, prirent part à la solennité champêtre.