Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
76
jacques et marie

Quand la grange eut reçu tout le produit de l’année, les travailleurs se réunirent autour de la plus belle charrette, qui les attendait au bout de la terre. Le vaste véhicule était transformé en char de triomphe. Les hautes échelettes avaient été enlevées ; dans celles de côté l’on avait entrelacé des branches de sapins ; de chaque coin pendaient des guirlandes de verdure que soutenaient quatre des plus beaux cousins ; tout au milieu de la voiture s’élevait la reine de la fête, faisceau énorme de six pieds de hauteur, composé des plus beaux épis que le bon Dieu avait fait mûrir, et des plus jolies fleurs qui décoraient encore les prés. Deux bœufs majestueux formaient l’attelage ; à leurs cornes étaient attachés, avec des rubans de couleurs variées, des bouquets de feuilles d’érable rougies par les premiers souffles de l’automne. Deux des plus jeunes de la bande se tenaient assis sur le dos des nobles bêtes, portant chacun un aiguillon orné d’épis ; les autres marchaient de chaque côté, chantant des couplets populaires.

Quand le cortège fut près d’arriver à la maison, Pierriche alla prévenir la petite maîtresse ainsi que le père et la mère Landry, et quelques jeunes voisines qui s’étaient rendues sur les lieux.

George, par un hasard singulier, se trouvait à passer dans ce moment ; le chant, la nouveauté du spectacle fixa d’abord son attention, et quand Pierriche accourut pour lui dire de quoi il s’agissait et l’inviter à s’arrêter, il se laissa facilement entraîner. Il n’avait pas vu Marie et ses parents depuis qu’il avait fait remettre sa lettre à la jeune fille. Le premier moment de leur rencontre leur donna visiblement beaucoup d’embarras ; l’officier semblait inquiet, et Marie évitait sa conversation ; le père et la mère se contentaient de les observer : quant aux autres, ils attribuèrent au deuil du lieutenant la gêne qu’il paraissait éprouver ; d’ailleurs, la charrette venait de faire son entrée triomphale dans la grange, chacun s’empressa de la suivre. George, voyant tout ce monde, délibéra un instant s’il était opportun pour lui de s’y mêler ; mais, entraîné par le mouvement général, ne sachant d’ailleurs quelles excuses trouver pour se retirer, il fit comme les autres, il entra.

Quand tous furent arrivés sous le chaume, on installa la grosse gerbe au milieu de l’aire, qui avait été préalablement tapissée de feuillage frais, puis on en fit hommage à la maîtresse, avec grande pompe. Ensuite tous les assistants prirent place autour de la reine de la fête, sur des sièges improvisés avec des bottes de foin. George eut la place d’honneur, à côté de Marie : un gros feu de joie fut allumé par les enfants, en face de la grande porte, de sorte que tout l’entrain du bâtiment en fut éclairé ; puis on servit le sou-