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jacques et marie

rale lançaient quelques phrases détachées, mais elles passèrent sans provoquer de réponses ; elles semblaient tomber dans un abîme sans produire plus de bruit que ces cailloux qu’un enfant s’amuse à jeter dans l’océan. La mère Landry n’était pas plus habile que les autres, mais elle était femme, elle était curieuse, et ne pouvait consentir à voir expirer une conversation dans sa compagnie : elle parla justement de ce qui occupait secrètement tout le monde et de ce dont personne n’osait discourir.

— C’est demain, dit-elle, le jour de la grande assemblée ; c’est bien à 3 heures juste qu’elle a lieu, Monsieur le lieutenant ?…

George n’avait pas encore détourné ses yeux des spirales brillantes de la flamme, quand il s’entendit ainsi brusquement interpeller, sur une matière aussi délicate ; il tressaillit comme un coursier qu’on vient d’éperonner aux deux flancs : il pressentait où cette première question allait le conduire. Les convives subirent la même commotion et tous les regards tombèrent en un même instant sur l’officier. Il répondit, en se remettant tant bien que mal :

— Mais, oui, Madame, je crois que l’assemblée est bien convoquée pour trois heures ; il me semble que l’ordonnance était très-explicite là-dessus.

— Je me rappelle, maintenant, reprit la mère Landry, qu’elle était bien précise sur l’heure de la réunion et sur l’obligation de s’y trouver ; mais elle l’était si peu sur son objet que j’ai confondu. D’ailleurs, je vous avouerai que personne n’y comprend rien à cette proclamation. Nous pensons bien que le gouvernement n’a pas de mauvaises intentions à notre égard ; mais s’il nous avait éclairés davantage sur ce que le roi veut bien faire pour nous, elle aurait empêché les gens de mal parler. Je vous assure, Monsieur le lieutenant, que vous nous feriez un grand plaisir si vous pouviez nous expliquer un peu l’écrit de votre colonel.

La question était indiscrète, mais la brave femme l’avait faite avec l’intention sincère de servir également le gouvernement et ses compatriotes ; elle était persuadée qu’un conseil où était entré M. George ne pouvait décréter un acte infâme, et que quelques révélations de la part de leur ami pouvaient ramener la confiance.

Le militaire comprit tout ce qu’il y avait de bonhomie dans la curiosité de Madame Landry, et cela ne le mit pas plus à l’aise. Sa situation ne pouvait être pire ; il sentait son âme livrée à toutes les tortures ; il eut préféré se trouver en face d’une batterie de siège chargée à mitraille. Il était assailli par mille sentiments divers. Un mot inconsidéré, une confidence trop hâtée pouvait briser tout cet édifice de bonheur qu’il était peut-être sur le point de couronner.