Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
90
jacques et marie

était une des plus noires de la saison : on voyait à peine se dessiner sur le fond plus gris du ciel les grands massifs d’arbres sombres qui peuplaient le champ funèbre.

Quelques soldats, en tournant autour de la croix qu’ils voulaient abattre pour faire du combustible, sentirent leurs pieds heurter un objet qui leur parut n’être ni de bois ni de pierre ; en y portant la main ils découvrirent que c’était un corps inanimé.

— Une femme ! se dirent-ils entre eux, à demi voix ; il faut s’assurer si elle est morte ou vivante… si elle est jeune ou vieille… si elle est belle ou laide… c’est important !

— Sa main est froide… son cœur bat encore un peu… De la lumière ! allons chercher de la lumière, dirent quelques uns.

— Non, pas de lumière, murmurèrent sourdement les autres ; elle est jeune… ses cheveux sont longs et bien tressés !… pas besoin de lumière.

— Oui, oui, il faut y voir un peu, grommelèrent les premiers ; pour la faire revenir, il faut de l’eau-de-vie, et lui mouiller le front : John, va faire la garde pour éloigner les intrus et nous irons prendre toutes ces choses.

Et ces monstres s’éloignèrent, disputant entre eux avec des ricanements sinistres.

George les aperçut comme ils venaient d’allumer leur torche et se préparaient à retourner à leur proie. — Ou allez-vous, leur dit-il, avec cette lumière ?

— Nous voulons jeter à terre cette grande croix, pour entretenir notre feu, répondit le plus rusé de la bande.

— Ce n’est pas la peine, reprit le lieutenant ; laissez au moins aux morts leurs consolations ; il y a du bois tout autour du presbytère, allez en chercher.

— Il nous faut bien aussi faire quelques fagots de branches sèches et il nous est impossible de nous trouver le nez, par cette nuit de tombeau.

Le lieutenant les laissa continuer. En arrivant près du corps de la femme, qui était étendu la face contre terre, ils le retournèrent et, le soulevant dans leurs bras, ils approchèrent la torche près de la figure pour en étudier les traits. — Quel beau morceau ! s’écrièrent-ils tous ensemble ; quel dommage que cela soit inanimé !… Qui a l’eau-de-vie ?

Mais George était sur leurs talons ; il les avait suivis, soupçonnant à leur réponse qu’ils l’avaient trompé : en apercevant à une petite distance le visage de la jeune fille, il s’écria : — Dieu, c’est’Marie ! et il vint tomber comme un tigre au milieu de la bande.