Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
91
souvenir d’un peuple dispersé

Ses hommes, tout abasourdis par cette brusque entrée en scène, laissèrent tomber leur fardeau, et le corps de la fille des Landry roula par terre, d’abord sur les degrés qui formaient les assises du monument rustique, puis ensuite jusqu’au bas du tertre.

Dans son premier mouvement le jeune officier tira son épée, et il lui fit décrire, à la face de ses soldats, un cercle terrible où quelques-uns auraient certainement laissé leurs têtes, s’ils ne s’étaient pas hâtés de sortir du rayon menaçant ; puis, arrachant la torche des mains de celui qui la portait, il leur dit à tous : — Allez maintenant, vils poltrons ! je prends cette femme sous ma garde ; si quelqu’un ose seulement flairer de ce côté, il s’en repentira !

La bande s’empressa de disparaître.

Aussitôt que le lieutenant n’entendit plus leurs pas et leurs grognements, il alla relever le corps toujours inanimé de Marie, et après avoir étendu sa capote au pied de la croix, il déposa dessus la pauvre abandonnée, et il s’assit à une petite distance, par respect pour cette forme virginale, pour cet ange de la terre tombé près de lui, sans protection et sans témoin ; il craignait aussi qu’en revenant à elle, la jeune fille fut trop effrayée de le trouver à côté d’elle. Il aurait donné tout au monde pour pouvoir la transporter à la maison de son père ; mais il lui était strictement interdit de quitter son poste avant 6 heures du matin, et il n’aurait pu confier à personne des siens une mission aussi délicate. Il lui fallut donc accepter une situation qui avait pourtant son charme et qui pouvait changer heureusement sa mystérieuse destinée. Ayant fixé sa torche en terre, après avoir amorti un peu la lumière, il s’était accoudé sur ses genoux, fixant les yeux dans la pénombre où se dessinait à peine dans les plis de sa redingotte la figure de Marie. Sa pensée s’abandonnait tour à tour aux plus tristes réflexions et aux plus doux rêves de la vie ; des espérances extravagantes venaient encore lui apparaître au milieu de ce cimetière, après cette journée terrible, devant ce corps inanimé. La vie est de sa nature si prédisposée aux contrastes ; nos jours ont si souvent des lendemains extraordinaires que les imaginations vives et les cœurs jeunes sont instinctivement portés à ne douter de rien.

Il n’y avait que peu d’instants que George était plongé dans sa méditation, quand il vit un mouvement se manifester à l’endroit où se trouvait Marie ; puis il aperçut la redingotte qui se déployait et tombait de chaque côté de la jeune fille, pendant qu’elle se soulevait lentement, lentement comme une tige frêle qu’a pressé sans la briser le pied du moissonneur. Après bien des efforts elle se trouva assise, mais encore chancelante. George ne put s’em-