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le mystérieux monsieur de l’aigle

l’élève, ne voulant pas avoir l’air de se vanter. — Alors, reprend le maître, vous avez des notions de la mesure ; cela va vous aider considérablement, quand vous commencerez à faire trotter votre monture : comptez, en vous réglant sur les pas du cheval : une, deux, trois, puis, appuyez fortement votre pied gauche sur l’étrier et sautez… Ensuite, recommencez ». Certains élèves apprennent ce secret dès la première leçon ; d’autres y mettent plus de temps.

Or, Euphémie ne s’y entendait nullement, on le pense bien, et, nous le répétons, elle fut secouée, au point de croire qu’elle allait se… disloquer complètement. Spectro couchait des oreilles et rongeait son mors de bride, car ça le fatiguait excessivement cette personne qui résistait à tous ses mouvements ainsi.

Soudain, la jeune fille arrêta sa monture et écouta… Non, elle ne s’était pas trompée… Quelqu’un la suivait… ou la poursuivait… Elle entendait distinctement, quoique de loin encore, le bruit des sabots d’un cheval, qui se rapprochait rapidement… Eusèbe ? Ça ne pouvait être que lui… Eusèbe, monté sur Albinos sans doute ; il avait découvert la fuite de sa prisonnière et il s’était mis à sa poursuite…

On n’était pas très loin de Notre-Dame du Portage… Là-bas… tout là-bas, une masse sombre se dressait ; c’était le Rocher Malin… Si elle pouvait l’atteindre à temps, Euphémie se dit qu’elle y serait en sûreté. Vu la superstition des gens du pays, même Eusèbe n’oserait pas passer devant ce rocher surtout cette nuit, où la lune brillait dans tout son éclat. Elle était donc sauvée !

Euphémie Cotonnier frappa, de sa main ouverte, la croupe de Spectro ; le cheval, peu habitué à pareil traitement, partit à fond de train.

X

L’OMBRE SINISTRE

C’était, en effet, Eusèbe, monté sur Albinos, qui poursuivait la secrétaire de Claude de L’Aigle.

Le domestique, ayant fait la garde dans le corridor jusque vers les dix heures, résolut de se jeter sur un canapé, pour se reposer un peu. Afin d’éviter quelqu’esclandre peut-être de la part de la jeune fille, il avait placé le canapé en travers de la porte de chambre ; de cette manière, et pour le cas où Euphémie posséderait une clef, elle aussi, elle ne pourrait certainement pas faire de farces, sans qu’il s’en aperçût.

Installé confortablement (trop confortablement) sur le canapé, Eusèbe finit par s’endormir… Pendant combien de temps dormit-il ? Il n’eut pu le dire au juste ; mais, lorsqu’il s’éveilla, il constata que ce qui l’avait tiré de son sommeil c’était un fort courant d’air, venant de la chambre de la secrétaire.

— Le balcon ! s’écria-t-il. Elle s’est enfuie par le balcon ! Elle a dû fabriquer un cable avec ses draps ou choses de ce genre et… Ô ciel ! Et je dormais, au lieu d’être sur mes gardes ! Que dira M. Claude ? Bien sûr, il me fera des reproches… que je n’aurai pas volés d’ailleurs.

Il voulut ouvrir la porte de chambre, mais elle était fermée au verrou, à l’intérieur. Collant son œil au trou de la serrure, il essaya de voir ce qui se passait… s’il se passait quelque chose ; mais, quoique la lune brillât dans tout son éclat, on ne pouvait distinguer que très confusément les objets.

— Il faut que je la suive… que je la poursuive ! se dit-il, et Dieu veuille que je la rejoigne ! Mlle Cotonnier, en liberté, c’est comme un loup ou un tigre qui se serait échappé de sa cage et qui menacerait de semer partout, sur son passage, la destruction et la mort… Moi qui prétends tant aimer M. Claude et lui être si dévoué ! Dire que je dormais stupidement, pendant que la secrétaire s’enfuyait !

Marchant sans faire le moindre bruit, le domestique descendit l’escalier dérobé, arrivant ainsi dans un étroit corridor conduisant à la cuisine. S’emparant d’un chapeau et d’un pardessus qu’il vit, accrochés au mur, il sortit de la maison.

Se dirigeant du côté où était la chambre d’Euphémie, il aperçut, ouverte, la porte du balcon, puis, nouée au garde-corps, une longue corde à linge.

— Oui, elle s’est enfuie par là ! murmura-t-il. Quelle direction a-t-elle prise ? Sans doute, celle du pont, puisqu’elle doit aller vers la Rivière-du-Loup… Eh ! bien, je la rejoindrai cette demoiselle ; je la ramènerai à L’Aire et, cette fois-là, je ferai bonne garde ! Allons !

Il allait partir, lorsqu’il crut entendre une sorte de gémissement, de plainte, venant du côté des écuries. Il écouta… Ces gémissements, ces plaintes c’étaient les hennissements d’Albinos ; on eut dit que le cheval sanglotait.

— Quelque chose se passe aux écuries, pensa-t-il. Je vais aller voir… Peut-être Mlle Cotonnier est-elle là, ou bien… Je vais m’assurer de ce qu’il y a, dans tous les cas.

Contournant la maison, Eusèbe prit la direction des écuries, et plus il en approchait, plus Albinos hennissait.

Enfin, il arriva à destination. Il passa derrière les stalles des chevaux de trait, qui se démenaient de la plus belle façon, puis il s’arrêta près de la stalle de Spectro ; elle était vide ! Machinalement, les yeux du domestique se portèrent sur les crochets, auxquels les selles et brides étaient toujours accrochées et il vit que la selle de Magdalena n’y était plus.

— Ciel ! se dit-il. Cette demoiselle est partie à cheval… sur Spectro ! Elle sait donc conduire une bête de selle ? Elle doit, puisqu’elle a choisi ce moyen pour s’enfuir… J’espère, pour Mlle Cotonnier, qu’elle est bonne écuyère, car Spectro n’est pas commode tous les jours… ni toutes les nuits… Pauvre Albinos ! continua-t-il, en s’adressant au cheval, qui ne hennissait plus maintenant, mais qui piochait et renâclait sans cesse. Tu t’ennuies de ton compagnon, hein ? Eh ! bien, nous allons nous mettre à la poursuite de Spectro, toi et moi, et le rattrapper, si possible.

En un tour de main, Albinos fut sellé, prêt à