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le mystérieux monsieur de l’aigle

les disposaient par numéro d’ordre, tandis que Claude, au pied de l’échafaudage, attendait qu’on lui apportât les poteaux, auxquels il devait glisser un nœud coulant, tout préparé à l’autre extrémité du câble.

— Voici le numéro 1, M. Claude, fit tout à coup la voix du domestique.

S’approchant de son maître, Eusèbe plaça le poteau debout, près de lui… puis…

Mme d’Artois, occupée à adresser la lettre qu’elle venait d’écrire, leva soudain la tête… Des pas s’approchaient de la bibliothèque… des pas inconnus… singuliers ; on eut dit quelqu’un qui eut zigzagué en marchant. Puis, à travers les portes vitrées, la dame de compagnie aperçut Magdalena… Mais, était-ce bien Magdalena qui s’avançait ainsi ? Était-ce la jeune femme de Claude de L’Aigle, cette personne, qui avait l’air d’avoir vieilli, tout à coup, de vingt ans ? Magdalena ? Impossible ! Ces joues, ces tempes creusées, ces lèvres blanches, ces yeux effrayés, hagards, désespérés même, qu’entouraient de larges cercles, noirs comme du charbon ! Non ! Ça ne pouvait être Magdalena !

Pourtant, c’était bien elle, la femme tant enviée de Claude de L’Aigle ! Toujours zigzaguant, elle entra dans la bibliothèque et tomba sur la tête de Mme d’Artois. En un clin d’œil, celle-ci fut auprès de la jeune femme.

— Magdalena ! s’écria-t-elle. Qu’y a-t-il, ma pauvre enfant ?

Mme d’Artois… parvint-elle à balbutier, tandis que ses yeux désespérés se fixaient sur sa fidèle amie. Je suis… je suis… maudite, maudite… Claudette aussi !

Des sanglots, d’horribles sanglots la secouèrent, puis elle s’évanouit.

Le premier mouvement de Mme d’Artois ce fut d’appeler Claude ; mais un je ne sais quoi, un instinct quelconque lui fit changer d’idée. Elle courut plutôt vers un petit cabinet, où elle savait trouver du cognac, et bientôt, elle frottait de cette boisson les lèvres et les tempes de la jeune femme, et celle-ci ne tarda pas à ouvrir les yeux. Aussitôt, le souvenir de ce qui l’angoissait tant lui revint et elle s’écria, en cachant dans ses mains tremblantes son pauvre visage si altéré :

— Oh ! L’horrible chose que je viens de découvrir !!

Mme d’Artois n’eut pu proférer une seule parole, quand même elle l’eut voulu… Qu’avait découvert Magdalena ? Était-ce… était-ce le secret de Claude de L’Aigle ; ce secret qu’on avait tant essayé de lui cacher ; ce secret qui avait, pour ainsi dire, coûté la vie à Euphémie Cotonnier ? Impossible ! Cependant…

Mme d’Artois, reprit Magdalena, parlant avec beaucoup de difficulté, car ses lèvres tremblaient et ses dents claquaient affreusement, je vais m’en aller d’ici… et emmener Claudette.

— Vous en aller ? Mais, ma pauvre enfant.

— Je vous l’ai dit ; je suis maudite, maudite !

— Vous êtes malade… ou bien, quelque chose vous a beaucoup effrayée, chère petite, répondit Mme d’Artois. Laissez-moi aller chercher votre mari.

— Non ! Non ! cria la jeune femme.

À ce moment, Claude entra dans la bibliothèque en sifflotant ; il venait chercher un tourne-vis. Soudain, il aperçut Magdalena. Il fit un pas en arrière, tout d’abord, tant il fut surpris de son apparence, puis, il voulut s’approcher du fauteuil où elle était assise.

— Magdalena ! s’exclama-t-il. Magdalena ! Tu es malade ? Tu…

— Va-t-en ! Oh ! Va-t-en ! cria-t-elle.

— Mais… commença Claude.

— Va-t-en ! répéta-t-elle. Ne m’approche pas !

Claude jeta les yeux sur Mme d’Artois, comme pour lui demander l’explication de l’attitude de sa femme envers lui ; mais la dame de compagnie lui fit un signe presqu’imperceptible et il quitta immédiatement la bibliothèque.

— Cet homme… Vous voyez cet homme… dit Magdalena en désignant son mari qui, hâtivement, quittait la maison ; eh ! bien, je le méprise et je le hais… autant que je l’ai respecté et aimé jusqu’ici. Il est méprisable aussi ! Ah ! si vous saviez ! acheva-t-elle en éclatant, de nouveau, en sanglots.

— Je ne comprends pas…

— Non, hein ? Écoutez, Mme d’Artois, je vais vous dire ce que je viens de découvrir… Mais d’abord, parlons du drame qui, alors que j’étais encore enfant, a fait de moi une orpheline ; je veux parler de la mort ignominieuse de mon pauvre père… L’ombre de l’échafaud a toujours, depuis, assombri mon existence… Combien de fois je revois, par la pensée, par le souvenir, l’exécution de mon père ; exécution à laquelle m’a obligée d’assister, vous le savez, une femme indigne, sans entrailles et sans cœur…

— Pourquoi rappeler de tels souvenirs, ma chérie ? fit Mme d’Artois.

— Pourquoi ? répondit-elle en riant d’un rire qui avait quelque chose d’effrayant. Parce qu’il faut un… un prologue à ce qui va suivre… Je disais donc que je revis souvent le drame de jadis… Au pied de l’échafaud, je les revois tous… tous… Mon père… le prêtre… je pourrais peindre leurs traits, de mémoire… Un seul visage resta toujours confus dans mes souvenirs : celui de l’exécuteur… du bourreau…

Mme d’Artois faillit crier. Les mains cramponnées au fauteuil sur lequel était Magdalena, elle devint soudain aussi pâle, aussi défaite que la jeune femme et elle tremblait tellement qu’elle craignit de tomber.

— Le bourreau, comprenez-vous, mon amie, reprit Magdalena, très excitée. J’essayais, mais en vain, de me remémorer ses traits… Maintenant, je sais ! L’exécuteur de mon père, le bourreau ; un de ces êtres que tous fuient et méprisent, dont les mains pataugent continuellement dans le sang humain ; ce meurtrier légal, c’est Claude de L’Aigle !

Mme d’Artois crut qu’elle allait s’évanouir… Ainsi, malgré toutes les précautions qu’on avait prises, Magdalena avait tout découvert ?… Comment cela se faisait-il ? Qui avait parlé ?… Pas Eusèbe, bien sûr, et Zenon Lassève ne savait rien.

— Magdalena… parvint-elle à articuler.