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le mystérieux monsieur de l’aigle

— Aussi, ça se comprend ! Qui veut être vu en la compagnie de la fille d’Arcade Carlin… de la fille du pendu ?

« La fille du pendu »… Oui, c’était ainsi qu’on la désignait. Car, hélas ! son père était monté sur l’échafaud, pour un crime (un meurtre) qu’il n’avait pas commis.

Ah ! Cette exécution de son père ! Ce meurtre légal ! cette horrible erreur de la justice !… Magdalena en avait été témoin, oui, témoin !…

Lorsque son père avait été arrêté, puis conduit en prison, une femme de la ville, une infâme ménagère, avait pris Magdalena chez elle. Ce ne fut que plus tard que l’on découvrit la raison de cet acte charitable : la femme avait haï la mère de Magdalena, et elle avait juré de se venger… Mme Carlin était morte depuis six ans ; mais il restait sa fille, son unique enfant ; sur elle se vengerait la femme. Et quelle atroce vengeance !… Elle avait obligé la pauvre petite d’assister, de l’une des fenêtres de sa maison, à l’exécution de son père. Munie d’une courroie, la misérable frappait l’enfant à coups redoublés, criant :

— Regarde, petite vermine ! Regarde ! Cela te servira de leçon, plus tard. Tel père, telle fille… Regarde… et souviens-toi !

Sur les toits des maisons avoisinant la prison, les yeux hagards de l’enfant avaient vu une grande quantité de monde ; des curieux, des gens affligés d’une curiosité morbide, malsaine, dont ils auraient dû rougir. Mais la vraie délicatesse de sentiments est chose rare en ce monde, et les gens se dérangent ; que dis-je ? ils font des efforts inouïs pour aller « jouir » des spectacles les plus affreux, les plus hideux, les plus révoltants.

Magdalena avait vu s’ouvrir la porte de la prison… Elle avait vu son père, marchant entre deux hommes, dont l’un, le curé de la paroisse… Elle avait vu l’exécuteur attendant sa victime, au pied de l’échafaud… Elle avait vu le shérif, puis les policiers entourant la cour de la prison… Les lèvres de son père remuaient… il priait… Le prêtre priait avec lui, ou lui parlait du ciel, de l’éternité…

— Père ! Ô père ! avait crié l’enfant.

Il l’avait entendue… Il avait tendu ses bras vers elle… puis il avait fait, de sa main droite, le geste de la bénir… Oui, il l’avait bénie… lui… son père… lui qui allait monter sur l’échafaud dans quelques instants ! Et cette bénédiction du mourant serait toujours précieuse à sa fille…

Mais Dieu avait eu pitié de Magdalena, car au moment où l’on posait sur la tête de son père le capuchon noir, elle avait perdu connaissance…

La ménagère, ensuite, satisfaite de sa diabolique vengeance, avait jeté l’enfant dehors, immédiatement après l’exécution, ne l’ayant prise chez elle que pour la martyriser ; son but était maintenant atteint ; alors, elle la jetait dehors comme un chien.

Pauvre, pauvre petite !… Elle n’avait que douze ans… Il y avait de cela près de cinq ans maintenant, et elle s’en souvenait comme ci c’eut été hier…

Que serait devenue la pauvre petite, si elle n’eut rencontré sur son chemin un vieil ami de son père, un nommé Zénon Lassève ?…

Le « père Zénon », comme on l’appelait dans le village de G…, était un « homme à tout faire », devenant, à l’occasion, menuisier, jardinier plombier, maçon, briquetier. De cette manière il ne chômait guère.

Zénon Lassève était un homme de près de six pieds. Il portait toute sa barbe, qui avait grisonné, ainsi que ses cheveux, bien avant l’âge. Ses traits, assez irréguliers, portaient l’empreinte d’une excessive bonté.

Quel brave homme que le « père Zénon » ! Aussi, était-il estimé de tous, à cause de sa bonté, d’abord, puis pour son incontestable honnêteté.

Il possédait une maisonnette aux confins du village. Il vivait là seul, car il ne s’était jamais marié, et il était content aujourd’hui de posséder un chez lui, où il pouvait emmener la petite orpheline, que tous bafouaient et injuriaient, sans pitié. On ne peut changer le monde ; il est porté à rendre les enfants responsables pour les péchés de leurs parents.

— Magdalena, avait dit le « père Zénon », lorsque tous deux furent arrivés à sa maison, tu vas demeurer avec moi toujours, dorénavant, et je remplacerai auprès de toi, autant que faire se pourra, ton père, qui était mon meilleur ami…

— Mon père ! Oh ! mon pauvre père ! gémit la petite.

— Tu le sais, Magdalena ; je le sais, moi aussi, ton père n’a jamais commis le crime pour lequel il vient de mourir… Ton père est un martyr, petite ; oui, un martyr ; un innocent, qui est monté sur l’échafaud, pour expier le crime d’un autre… d’un inconnu. Je le répète, je sais qu’il n’était pas coupable… Un autre aussi le sait… mais il n’a rien dit ; il a même menti, par vengeance… Horrible vengeance qui, un jour, retombera sur le vengeur, en malédiction !

Magdalena devint la fille du « père Zénon », par acte d’adoption. Malgré tout, elle n’était pas malheureuse. Pourtant, elle aurait aimé aller à l’école, s’instruire un peu ; mais, en dépit de tous les efforts que fit son père adoptif, il ne parvint pas à la faire accepter, dans aucune des deux classes du village. Les parents n’allaient pas laisser leurs enfants traîner les mêmes bancs d’école, respirer le même air que « la fille du pendu » ! Ils avaient protesté en bloc, et le « père Zénon » avait dû se considérer battu.

— Écoute, petite, avait-il dit à Magdalena un jour, puisque tu sais lire et écrire, je t’achèterai des livres et des cahiers, et tu continueras à étudier. Hein ? Qu’en penses-tu ?

— Merci, père Zénon, merci ! avait-elle répondu. Et puisque vous voulez bien m’acheter des livres et des cahiers, je ne demande qu’à étudier, afin d’essayer de m’instruire. Seulement, je rencontrerai souvent des passages difficiles, que je ne parviendrai jamais à déchiffrer seule, je le crains ajouta-t-elle, en souriant.