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le mystérieux monsieur de l’aigle

Mais elle ne devait pas rencontrer autant de difficultés qu’elle le prévoyait, dans ses études, car, une maîtresses d’école, une veuve de trente-cinq ans à peu près, prit pitié de la pauvre enfant, et, furtivement, le soir, elle se rendait chez le « père Zénon », faire la classe à Magdalena.

Mme d’Artois, avait dit le « père Zenon » à la veuve, un soir, Dieu vous récompensera un jour de ce que vous faites pour ma pauvre petite !

— Je l’aime cette enfant, voyez-vous, M. Lassève ; je l’ai toujours aimée, avait répondu la veuve, et c’est mal, à mon sens, de la rendre responsable du crime de son père…

— Oui, je sais tout ce que vous avez fait pour la petite déjà, et je vous en suis excessivement reconnaissant, croyez-le !… Mais, Mme d’Artois, Arcade Carlin était innocent, répondit Zénon. Il est mort martyr ; voilà !

Mme d’Artois jeta sur son interlocuteur un coup d’œil étonné.

— Pourtant, M. Lassève, répliqua-t-elle, vous ne parviendrez jamais à faire virer de bord l’opinion publique, vous savez !

— Vous croyez donc que Carlin était coupable de l’affreux crime pour lequel il est monté sur l’échafaud, Mme d’Artois ?

— Comment en douter… quand les preuves… Mais, Magdalena, la pauvre petite ! Que je la plains !… On ne l’entend jamais nommer autrement que « la fille du pendu »… C’est triste, infiniment triste !

— « La fille du martyr » devrait-on dire plutôt, riposta Zénon Lassève. Moi, je sais que Carlin n’était pas coupable… De plus, je l’affirme, un autre aussi le sait… Le misérable, qui eût pu sauver un innocent, s’il eût voulu parler… ou plutôt, s’il n’avait lâchement menti !

Près de cinq ans s’étaient écoulés depuis le jour où Magdalena s’en était allée demeurer chez le « père Zénon ». Mme d’Artois était restée amie. Quelle bonne amie elle était pour l’enfant, devenue jeune fille !

Malheureusement, Mme d’Artois avait été nommée pour enseigner dans un autre village, l’année précédente. Magdalena avait beaucoup pleuré, lors du départ de l’excellente femme, car elle s’était attachée à elle ; n’avait-elle pas été une véritable mère pour la petite orpheline ?

Lorsque Magdalena était tombée malade, il y avait quelques semaines, elle avait, bien des fois, pensé à Mme d’Artois… Si elle eut été dans le village, elle serait certainement venue lui rendre visite souvent ; elle l’eut même soignée avec dévouement et tendresse.

Malgré les longs jours écoulés, on faisait encore assez souvent, à Magdalena, l’injure de l’appeler « la fille du pendu ». « Fille de martyr » se disait alors la pauvre enfant, afin de se consoler.

Mais ces épreuves qu’elle avait eues à subir, ces injures, ces affronts de chaque instant, avaient miné sa santé. Un rhume, contracté elle n’eut pu dire où ni comment, n’avait fait que s’aggraver, puis, un matin, elle s’était vue dans l’impossibilité de quitter son lit… « Une inflammation des poumons » ; tel avait été le verdict du médecin ; une maladie grave, si grave qu’elle n’en reviendrait pas ; c’était là aussi l’opinion de tous… Comment se faisait-il alors qu’elle ne s’en réjouissait pas ?… La vie, pour elle, ne serait qu’un tissu d’épreuves, un calvaire !… Elle n’avait pas d’amis, si on exceptait le « père Zénon » et Mme d’Artois cependant… Hors ces deux âmes dévouées et sincères, personne au monde ne se souciait d’elle, si ce n’était pour la blesser dans ses sentiments les plus chers : son culte pour la mémoire de son père…

Nous l’avons dit déjà, Magdalena allait atteindre ses dix-sept ans, et c’était bien jeune pour mourir… trop jeune… Il est vrai que l’avenir ne lui réservait guère de bonheur… mais le soleil de la jeunesse perçait quand même les nuages noirs accumulés à son horizon… Eh ! bien, elle vieillirait à côté du « père Zénon » ; plus tard, elle soignerait les rhumatismes de son père adoptif, mais elle vivrait toujours… L’avenir ne lui offrait aucune promesse, il est vrai ; tout de même, elle se cramponnait à la vie de toutes les forces de son être…

N’y aurait-il pas moyen de remédier à la situation si pénible où elle se trouvait ?.. Hélas, non !… À moins de quitter G… à jamais ; de s’en aller loin, bien loin ; là où personne ne la connaîtrait ; de changer d’identité et de nom.. Mais cela, c’était impossible, tout à fait impossible !… Elle ne pouvait pas, à moins d’être un monstre d’ingratitude, laisser celui qui l’avait accueillie chez lui, alors qu’elle était abandonnée de tous… non, elle ne le pouvait pas !

Et elle allait atteindre ses dix-sept ans !… À cet âge, on tient à vivre, et c’est pourquoi Magdalena se cramponnait à l’existence. Malgré le verdict du médecin, elle voulait vivre, vivre quand même !… Ses forces revenaient d’ailleurs, elle en était certaine… Elle pouvait remuer ses doigts et ses pieds… Ses bras seulement semblaient plutôt engourdis, comme s’ils eussent été comprimés dans un étau ; mais cela reviendrait peut-être… Ses paupières, cependant, étaient lourdes, lourdes comme du plomb, et Magdalena ne parvenait pas à les ouvrir… Elle essayait pourtant ; oh ! comme elle essayait, la pauvre enfant !… Si ses bras n’eussent été comme paralysés, elle eut pu se frotter les yeux, du revers de ses deux mains et cela eut aidé un peu, sans doute…

Enfin ! Ses yeux s’ouvrent… lentement… Mais ils se referment aussitôt… Elle ne se décourageait pas cependant… Encore un effort !… Ah !…

Ses yeux venaient de s’ouvrir bien grands… Un cri s’était échappé de la poitrine de la malade, car, quoique ses yeux eussent été grands ouverts, elle n’avait rien vu… rien !… Elle était aveugle… complètement aveugle !… N’était-ce pas la plus épouvantable des calamités, et ne valait pas mieux, cent fois, être morte ?… Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues.

Mais une pensée lui vint, tout à coup ; une pensée qui l’encouragea et la consola un peu : si ses yeux n’avaient rencontré que l’obscurité,