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LE SPECTRE DU RAVIN

Il était neuf heures, quand Pierre Dupas arriva au « Gîte ». Marielle avait voulu mener son père en traîneau, elle-même. Inutile de dire qu’elle fut la bienvenue ! La joie de Jean Bahr fut grande aussi, quand la jeune fille consentit à entrer un peu chez lui, sous prétexte de voir à ce que son père fut bien installé pour la saison de la chasse. Ce fut une courte visite ; mais combien précieuse pour Jean !

Dans l’après-midi, Pierre Dupas et Jean Bahr commencèrent la chasse aux morses.

Nous ne donnerons pas de détails sur cette chasse qui, en fin de compte, n’est qu’un massacre brutal. Pour faire la chasse aux amphibies, morses, phoques, etc., il faut être contraint par la nécessité, ces pauvres animaux n’ayant d’autre défense que la fuite. Les morses se dispersent, en troupes nombreuses, sur la glace, et l’un d’eux semble monter la garde, afin d’avertir ses compagnons à l’approche du danger. C’est pourquoi il faut surprendre ces bêtes quand elles sont au repos… Et comment peut-on s’attaquer à eux alors qu’ils ne peuvent se défendre, qu’ils peuvent à peine se sauver ! On chercherait, en vain, la moindre provocation dans les yeux doux et rêveurs d’un morse. On prétend que le morse, lorsqu’il pressent le danger, fait entendre une sorte de plainte qui ressemble à un chant, et que ce sont ces poétiques animaux, dont les yeux doux sont presque humains et dont le cri est presque un chant, ce sont les morses, dis-je, qui ont donné lieu à la légende concernant les sirènes.

Donc, n’insistons pas sur cette époque de la chasse aux morses, qui fut si fructueuse pour Pierre Dupas et Jean Bahr, cette année-là.

Quand la chasse fut terminée ; que les peaux de morses eussent été tendues dans les hangars et que les barils d’huile eussent été mis en place, prêts à être expédiés, c’était déjà le printemps. Les glaces se disloquaient autour du Rocher aux Oiseaux et dans les arbres, qui commençaient à bourgeonner. Les hirondelles, les grives et les chardonnerets allaient essayer de construire leurs nids ; mais, hélas ! bien vite, ces gentils oiseaux seraient chassés par les pingouins, les margaux et les esporlets, car « le Rocher aux Oiseaux » pour citer un écrivain distingué, « c’est le paradis, le pandémonium plutôt des oiseaux aquatiques du golfe ».

Le temps était arrivé pour Jean Bahr de faire part de ses projets à Pierre Dupas.

Et maintenant, nous allons connaître ces projets, nous allons en voir la réalisation… et ce qui en résultera.


CHAPITRE XIV

PROSPÉRITÉ


Deux mois se sont écoulés depuis les événements racontés plus haut et, sur le Rocher aux Oiseaux bien des changements s’étaient opérés.

Sur le bord de la mer, du côté opposé au « Manoir-Roux » et au « Gîte », six villas avaient été érigées. Le mot « villa » semble être par trop prétentieux ; mais, cette fois encore, on s’était conformé au désir de Marielle, et les maisons bâties pièce sur pièce et recouvertes de toits de chaume, étaient désignées du nom de villas.

Ainsi, le rêve de Jean s’était réalisé ; les plans auxquels il avait tant travaillé avaient réussi et les habitants du Rocher aux Oiseaux étaient entrés dans une ère de prospérité. Cinq des villas étaient louées, à trois cents dollars pour l’été ; on aurait, à l’automne, un profit presque clair de quinze cents dollars. C’était déjà magnifique !

Mais, ce n’était pas tout : ces familles qui allaient passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux auraient besoin de provisions. Jean Bahr avait donc érigé, entre la chapelle et le « Gîte », un magasin, et l’on pouvait lire, au-dessus de la porte d’entrée, cette enseigne :

« Aux Prix Doux »

Et, sous cette alléchante enseigne :

« Pierre Dupas & Co. »


Avant même que les villas et le magasin eussent été terminés, Jean Bahr était allé à Québec et il avait acheté quantité de provisions, telles que conserves, farine, beurre, sucre, riz, etc, etc. Ces provisions avaient été expédiées à la Grosse Île puis Pierre Dupas et Jean Bahr avaient construit une sorte de radeau à voiles et c’est sur ce radeau que les provisions, ainsi que quelques meubles indispensables pour les villas et une petite voiture à deux roues, pour remplacer le traîneau de Marielle, avaient été transportés sur le Rocher aux Oiseaux.

Tandis qu’il était à Québec, Jean avait, aussi, fait insérer, dans les principaux journaux de cette ville, l’annonce suivante :

« Pourquoi ne pas passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux ?… le site est pittoresque, l’air y est vivifiant ; de confortables villas y seront louées, à des prix très modérés. Le loyer de ces villas courant du 1er Juin au 15 Octobre.

Pour renseignements, S’adresser à
JEAN BAHR,
Rocher aux Oiseaux,
Îles-Madeleine. »


Le résultat ne se fit pas attendre, et comme Pierre Dupas ne manquait jamais, durant l’été, de se rendre à la Grosse Île, deux fois la semaine, pour y chercher leur courrier, les réponses à l’annonce de Jean arrivèrent à temps pour que les villas fussent habitées, dès le 1er Juin.

Disons quelques mots des cinq familles qui passaient l’été sur le Rocher aux Oiseaux et désignons par leurs noms les villas qu’elles habitaient :

« Villa Grise » était habitée par un jeune couple, M. et Mme Brassard et leurs cinq enfants. M. Brassard s’occupait à cultiver un coin de terre situé en arrière de « Villa Grise », et Mme Brassard s’occupait exclusivement de ses enfants, dont trois filles et deux garçons.

La « Villa du Rocher » était habitée par Mlle Dulac (âgée de soixante ans), de sa nièce Anastasie et d’une servante Mélie. Mlle Dulac sortait peu et parlait peu ; par contraste, Anastasie sortait beaucoup et parlait beaucoup, trop même ; de plus, elle était on ne peut plus désagréable et sotte, parlant toujours de « nous gens des villes, vous savez ».