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LE SPECTRE DU RAVIN

À la « Villa Bianca » (ainsi nommée parce que cette maison avait été blanchie à la chaux) demeurait M. Magloire Jambeau (un invalide) et son domestique Firmin.

La « Villa Riante » servait d’abri à M. et Mme Folavoine et à leur fils Barnabé. M. Folavoine était un rentier ; lui et sa femme vivaient uniquement pour leur fils, qui était un fier imbécile.

« Charme Villa » était la demeure de Messieurs Leroy, père et fils, ainsi qu’à leur domestique, qui, au baptême, avait reçu le nom poétique de Chérubin. M. Leroy, père, était un homme charmant, à la conversation intéressante et aux manières distinguées. Maurice, son fils, était un aimable jeune homme de vingt ans, qui semblait avoir deux grandes passions : l’une pour la pêche et l’autre pour le violon, qu’il jouait en artiste.

L’autre villa, qui portait le nom de « Villa Magdalena », n’avait pas trouvé de locataire. Inutile de dire que des relations amicales s’étaient vite établies entre les habitants des Villas et ceux du « Manoir-Roux » et du « Gîte ». Pierre Dupas, Marielle et Jean étaient allés faire visite aux nouveaux venus et ces visites avaient été rendues, aussitôt, avec grand empressement.

Le dimanche, on se rencontrait à la chapelle. Messieurs Leroy, père et fils, étaient souvent invités à dîner au « Manoir-Roux », après l’office et très souvent aussi, tous deux veillaient chez les Dupas.

Il semblait tout naturel qu’une bonne amitié liât Jean Bahr et Maurice Leroy l’un à l’autre. Il n’en était pas ainsi, cependant. Malgré les avances que lui faisait Maurice. Jean fuyait ce jeune homme si aimable et si bon garçon pourtant. Marielle s’étonnait de cette froideur de Jean envers Maurice… Seul, Pierre Dupas en comprenait la raison…

Les projets de Jean, les plans qu’il avait élaborés avec tant de soin avaient réussi, au-delà de ses espérances… et il aurait dû être parfaitement heureux… Mais… il y avait une ombre au tableau, et cette ombre obscurcissait la vie de Jean Bahr ; selon lui, Maurice Leroy s’acheminait trop fréquemment vers le « Manoir-Roux »… Il se dit que Maurice Leroy aimait Marielle et que Marielle lui rendait amour pour amour et (pauvre Jean !) il regrettait maintenant le temps où Marielle, Pierre Dupas et lui, Jean, étaient les seuls habitants du Rocher aux Oiseaux.


CHAPITRE XV

LE RÊVE ET LA RÉALITÉ


La réalité n’a jamais valu le rêve, jamais ! Je ne prétends pas émettre une idée nouvelle disant cela ; je constate la chose, voilà tout. On rêve d’une chose, et cette chose qu’on rêve, on la voit à travers un prisme qui a nom « illusion ». Quand le rêve s’est réalisé, on est tenté de se demander : « Et puis, après ? »

Jean Bahr avait rêvé voir le Rocher aux Oiseaux habité, durant l’été : il avait rêvé voir les maisons bâties sur le bord de la mer il avait rêvé bien des prospérités pour les habitants de l’île, c’est-à-dire, pour lui, pour Pierre Dupas et pour Marielle. L’intention de Jean n’était pas de demeurer toujours sur le Rocher aux Oiseaux ; il s’était dit qu’il y resterait le temps nécessaire pour accumuler une certaine aisance, puis il partirait… accompagné de Marielle… Pierre Dupas suivrait sa fille, et l’on irait vivre, soit à Québec, soit à Montréal, au milieu de ses semblables.

Eh ! bien, on sait à quoi s’en tenir sur le succès des plans du jeune homme… et il aurait dû être heureux ; hélas, il ne l’était pas !

C’était un dimanche. Il était cinq heures du soir. Jean Bahr, assis seul, au « Gîte », Léo couché à ses pieds et Toute-Blanche pelotonnée sur ses genoux, se disait qu’il était le plus malheureux des hommes… Jean n’allait plus souper régulièrement au « Manoir-Roux ». D’abord, durant la semaine, il était occupé au magasin, jusqu’à assez tard dans la soirée, et puis — il faut bien l’avouer — Jean était devenu un tant soit peu taciturne. Ce soir, plus que jamais, il déplorait l’idée qu’il avait eue d’attirer des étrangers sur le Rocher aux Oiseaux, et son cœur se serrait en songeant au danger qu’il courait de voir un étranger (Maurice Leroy par exemple) lui enlever l’affection de celle qu’il aimait, en secret, depuis si longtemps.

Tout à coup, quelqu’un frappa à la porte du « Gîte » et entra : c’était Pierre Dupas.

— Oh ! M. Dupas ! s’écria Jean, allant au-devant de son visiteur. Vous êtes le très bienvenu !

— Je viens vous chercher, Jean, dit Pierre Dupas. Pourquoi ne venez-vous plus veiller et souper au « Manoir-Roux » ? Cela me surprend et me peine ; cela peine aussi Marielle.

— Mademoiselle Marielle… murmura Jean.

— Oui… Marielle ne comprend rien à votre conduite, Jean, elle se demande, et je me demande aussi, si nous vous aurions froissé, d’une manière ou d’une autre…

— Oh non ! Certes, non, M. Dupas ! s’écria le jeune homme. Je suis tellement occupé maintenant que…

— Pas le dimanche ! Pas le dimanche ! interrompit le père de Marielle. Écoutez, Jean, mon garçon, je comprends, je crois, vos raisons pour vous éloigner ainsi du « Manoir-Roux »… Vous avez tort, cependant, et…

— M. Dupas, dit Jean, vous l’avez deviné depuis longtemps, sans doute j’aime Mlle Marielle… je l’aime follement !… Par délicatesse, la trouvant trop jeune et trop innocente pour lui parler d’amour, je me suis tu… Un autre a été moins délicat que moi et… il m’a coupé l’herbe sous les pieds… Maurice Leroy…

— Vous vous trompez, Jean, vous vous trompez ! Maurice Leroy n’est qu’un ami de Marielle : voilà tout. Ce garçon est musicien, et tous deux, Marielle et lui, s’amusent à pratiquer le violon et le piano ensemble.

— M. Dupas, demanda Jean, tout à coup, me permettez-vous de dire à Mlle Marielle que je l’aime et d’essayer de connaître ses sentiments envers moi ?

Pierre Dupas fut quelques instants sans répondre.

— Jean, répondit-il enfin, si j’hésite, ce n’est pas parce que je n’ai pas confiance en vous ; il n’y a personne au monde à qui je confierais avec plus de sûreté l’avenir de ma fille chérie… Mais, Marielle me semble si jeune encore…