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LE SPECTRE DU RAVIN

fille Louise parait en avoir vingt… Il y a un contraste frappant entre la mère et la fille : Mme Vallier est une blonde, très bien conservée, prodigue de paroles et de sourires ; par contre, Mlle Vallier est une brunette avare de ses sourires et de ses paroles… Le sourire semble être étranger aux lèvres de Mlle Vallier, et elle n’a pas articulé un seul mot durant le quart d’heure que nous avons passé ensemble, elle, sa mère et moi.

— Peut-être est-elle muette, dit naïvement Marielle. Et tous de rire.

— Mais protesta Marielle, ça se peut vous savez !

— Sans doute, dit Pierre Dupas ; mais ce n’est guère probable.

— Je crois plutôt, dit Jean, en riant, que Mlle Vallier a trouvé que ça ne valait pas la peine d’être aimable pour un humble habitant du Rocher aux Oiseaux. Sans doute, cette jeune fille pourrait se rendre agréable, si elle s’en donnait la peine et…

Mlle Vallier sera une compagne pour Marielle, dit Pierre Dupas.

Puis on parla d’autre chose.

Qu’a donc Léo ? demanda tout à coup Marielle. Voyez donc, M. Jean ; il a l’air tout penaud ce soir !

— Léo est en disgrâce, Mlle Marielle, répondit Jean, en souriant.

— Viens ici, Léo ! dit Marielle au chien. Et quand Léo se fut couché à ses pieds, elle reprit, tout en le flattant : « Qu’as-tu, mon beau Léo ?… Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine ? Pauvre Léo ! dit la jeune fille. Comment avez-vous pu le gronder, M. Jean ? Léo est le chien le mieux élevé qui existe, je crois.

— Cependant, répliqua Jean, Léo s’est mal conduit et j’en suis fort surpris… Vous le savez, Léo a coutume d’être aimable pour les étrangers… Mais, quand Mme Vallier a voulu le caresser, tout à l’heure, il a grondé et montré ses dents ; même, il aurait mordu cette dame, si je ne l’avais vite saisi par le collier.

— Vraiment ! s’écrièrent Marielle et son père, très étonnés tous deux.

— C’est assez singulier, je l’avoue, dit Jean.

— C’est singulier, en effet, M. Jean ! Léo est le chien le plus doux et le plus aimable qui soit ! Il est caressé et choyé par tous les habitants de l’île et… On dit que l’instinct d’un chien est infaillible ; Léo n’aime pas les locataires de la « Villa Magdalena », M. Jean… Soyez-en assuré, il a ses raisons pour cela !

— Marielle ! réprimanda Pierre Dupas. Tu ne devrais pas dire de pareilles choses, ma chérie… Tu es trop superstitieuse, ma bien-aimée, ajouta-t-il.

Marielle ne répondit pas, mais Jean remarqua qu’elle demeurait songeuse et, au moment où il se levait pour partir, elle lui dit, tout bas, afin de n’être pas entendue de son père :

— N’est-ce pas, M. Jean, que c’est singulier la conduite de Léo ?… Cette Madame Vallier…

— Chère Mlle Marielle, dit Jean, en souriant, Léo n’est qu’un chien, en fin de compte !

Marielle hocha la tête d’un air non convaincu ; mais elle ne répondit rien, car son père s’approchait pour souhaiter le bonsoir à Jean.

Le lendemain. Pierre Dupas passa la journée au magasin. Des marchandises étaient arrivées de Québec ; il allait aider à Jean à classer ces marchandises.

Vers les trois heures de l’après-midi, Mme Vallier vint au magasin pour acheter quelques provisions. Jean s’empressa de la servir, puis, comme Pierre Dupas s’approchait, il le présenta à cette dame.

— Madame Vallier, dit Jean, je vous présente Monsieur Dupas. Monsieur Dupas, Madame Vallier.

Pierre Dupas salua profondément Mme Vallier, qui le gratifia de son plus aimable sourire, et la conversation s’engagea entr’eux, tandis que Jean était occupé à servir M. Brassard, qui venait d’entrer au magasin.

— J’espère que vous aimerez le Rocher aux Oiseaux, Madame, dit Pierre Dupas.

— Je n’en doute pas, j’aimerai cette île, répondit Mme Vallier. La « Villa Magdalena » est assez confortable et j’y passerai avec plaisir les deux mois d’été qui nous restent. Quant au Rocher aux Oiseaux, je vous l’ai dit…

— Vous vous y plairez, j’en suis sûr ! s’exclama Pierre Dupas. Moi, voilà quatorze ans que j’y ai fixé ma demeure et…

— Quatorze ans ! s’écria Mme Vallier. Comment ! Vous demeurez sur cette île, l’hiver comme l’été, depuis quatorze ans !

— Mais, oui, Madame, l’hiver comme l’été. Cela vous étonne ?… J’ai quitté la ville de Québec, il y a quatorze ans et suis venu m’établir ici… Jamais je n’ai eu le désir d’abandonner le Rocher aux Oiseaux pour retourner vivre à la ville, jamais !

— Et… Mme Dupas ?… Que dit-elle de la vie ici ? demanda Mme Vallier.

— Il n’y a pas de Madame Dupas, Madame, répondit Pierre Dupas.

Ah !… Vous êtes célibataire ?…

— Je suis veuf, Madame, depuis quinze ans. C’est après le décès de ma femme que je suis venu m’établir ici avec ma fille Marielle, âgée de deux ans alors… Nous nous proposons d’aller vous faire visite, ma fille et moi, si vous voulez bien nous recevoir. Marielle sera une compagne pour votre fille, Mme Vallier… M. Bahr nous a dit que vous aviez votre fille avec vous.

— Oui, venez nous voir, M. Dupas, et emmenez votre fille. Nous serons heureuses de vous recevoir, dit Mme Vallier.

Puis, ayant incliné la tête pn souriant, elle quitta le magasin.

— Une charmante femme ! se dit Pierre Dupas. Une bien charmante femme… et jolie avec cela !… J’espère que Marielle aimera Madame Vallier et sa fille, oui, je l’espère…

Et, tout songeur, Pierre Dupas se remit à classer les marchandises.


CHAPITRE XIX

CONFIDENCES


Il faisait un temps épouvantable : il pleuvait à torrents, le vent sifflait avec furie, il tonnait, il éclairait. Impossible pour Jean Bahr d’aller veiller au « Manoir-Roux », comme il s’était bien proposé de le faire. À cause de certains travaux qu’il avait dû entreprendre, aux environs du magasin, Jean n’avait pu aller souper ni veiller chez les Dupas, depuis près de deux se-