Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

moindres circonstances m’en sont présentes avec une précision extrême : je sortais d’un café, maintenant disparu, qui occupait l’angle de la rue de Vaugirard, en face du Luxembourg et de l’Odéon. Là se réunissait un petit cercle de jeunes écrivains, aujourd’hui dispersés, qui avaient la naïve fantaisie de se dénommer eux-mêmes les « vivants ! » Je croyais faire acte d’homme de lettres, en perdant plusieurs heures par jour dans la joyeuse et paradoxale société de ces aimables compagnons, qui laissaient insatisfaite la partie la plus intime de mon intelligence. Ils étaient tous uniquement des artistes littéraires, — quelques-uns déjà supérieurs, — et moi, j’étais, dès lors, beaucoup plus préoccupé d’analyse que de style, et de psychologie que d’esthétique. Je les quittais toujours mécontent de moi-même, d’abord parce qu’avec eux j’avais causé au lieu de travailler, et aussi parce que la sensation de leur personnalité trop contraire me faisait douter de la mienne. Je me revois, cet après-midi-là, vers les trois heures, franchissant la grille du jardin et marchant, le long de l’allée, en proie à cette mélancolie de la solitude spirituelle, si intense chez les êtres jeunes. Je revois Corbières, venant en sens inverse, et m’abordant avec un de ces sourires de sympathie qui, entre anciens copains, s’adressent bien moins à l’individu qu’à ce passé commun dont on éprouve déjà un peu de regret. Là-dessus, nous commençons de nous questionner l’un l’autre, en faisant quelques pas ensemble. J’apprends à Corbières que je m’occupe de littérature.