Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/345

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passé pour moi inaperçue, et si j’avais été un enfant plus calme, moins emporté par la folle du logis sur des chemins dangereux pour son âge, il est bien probable aussi que ma vie d’homme plus tard eût été plus heureuse et moins meurtrie. Mais il était écrit que, tout jeune et dans ce coin paisible de province, la poésie des sentiments coupables me serait révélée avant l’heure. On va voir comment.

II

Nous habitions dans la vieille ville, le second étage d’une antique maison construite, je ne saurais dire à quelle époque, sans beaucoup de style. Les pièces en étaient très hautes, et, sur le derrière, s’étendait un jardin très beau et très grand, dont nous partagions la jouissance avec le propriétaire qui habitait le premier. C’était un M. François Real, un des trois ou quatre gros seigneurs terriens du pays, de ceux à propos desquels les petits rentiers de notre société prononçaient avec respect le mot de « millionnaire », et lui-même avait cette forte carrure, cette façon de marcher, de saluer, de rire, de parler, qui révèle l’homme considérable. Quand je me le représente, à distance, avec sa grosse face aux larges traits qu’encadraient des favoris roussâtres et coupés courts, avec le luisant jaune de son œil finaud et gouailleur, avec la m