Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/358

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déjà, cet égarement de souffrance autour de sa bouche et dans ses prunelles.) La visible préoccupation de M. Larcher attestait qu’il trouvait que le déplacement, promis par son renégat d’ami, tardait beaucoup, et, plus que cette préoccupation de mon grand-père, plus que cette fièvre de Mme Réal, ce qui me frappait durant ce dîner, ce qui me poignait, au point de me faire, pour la première fois, haïr cette beauté de M. de Norry, cette élégance, cette supériorité, tout ce qui le mettait à part des provinciaux réunis là, c’était qu’une autre personne fût hypnotisée par lui ; — et cette personne était ma voisine à moi, la charmante Isabelle Réal, venue de son couvent pour passer les fêtes dans sa famille. Je l’avais retrouvée plus jolie que jamais, plus pareille à sa mère par l’aristocratique finesse de ses traits et de ses manières ; mais si grandie, si changée, si perdue pour moi ! Les quatre ans qui nous séparaient en semblaient six, en semblaient dix. J’étais encore un petit garçon. Elle était déjà une jeune fille. Ses cheveux blonds ne tombaient plus, comme autrefois, en longs anneaux ondulés sur ses épaules. Ils étaient relevés en un chignon serré. Sa robe longue allongeait sa faille. Ses gestes, un peu brusques et masculins jadis, s’étaient comme assouplis, comme affinés. Elle avait eu, pour me dire bonjour, quand nous nous étions revus, une familiarité à la fois affectueuse et distante, qui m’avait d’autant plus peiné que je m’étais senti moi-même si étrangement intimidé devant elle, et voici qu’à cette table de dîner, cette sensation d’un