Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/359

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abîme, tout d’un coup creusé entre nous, ne faisait que se préciser. En même temps, une autre douleur naissait en moi, une jalousie soudaine, animale, irrésistible, à l’égard du jeune homme assis à côté de Mme Réal, et vers qui allaient tous les regards, tous les intérêts, toutes les impressions, toutes les pensées de ma voisine. Pure comme elle était, et transparente d’âme autant que de regard, Isabelle ne songeait même pas à cacher l’admiration naïve que lui inspirait le voisin de sa mère : — « M. de Norry est beau, ne trouves-tu pas ?… » m’avait-elle dit, au moment où nous nous mettions à table, et je lui avais répondu, par un instinct de contradiction qui prouve que l’homme est déjà tout entier dans l’adolescent : — «  Mais non, je ne trouve pas. Il est trop pâle d’abord… » — « Ah ! » m’avait-elle répondu : « c’est si distingué !… » J’avais pu, tandis qu’elle me prononçait cette phrase enfantine de pensionnaire, m’apercevoir moi-même dans une des glaces qui garnissaient le mur, avec mes joues rougeaudes et hâlées de galopin toujours à l’air. Je n’avais pas répliqué, mais j’avais commencé de souffrir, et, tout de suite, une idée s’était emparée de mon esprit : « On va tirer le gâteau des Rois. Pourvu qu’Isabelle n’ait pas la fève !… Je suis sûr que c’est lui qu’elle choisirait… » Je n’eus pas plutôt conçu cette possibilité qu’elle fit certitude dans ma pensée. Ma gorge se serra. Une insupportable angoisse d’attente m’étreignit