Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/46

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veux attendre une minute, je finis et je suis à toi. » Il ne voulait pas que je visse la personne avec laquelle il venait d’avoir cet entretien violent. Cette personne, au contraire, désirait sans doute me voir, car, à l’instant où mon père m’introduisait dans la salle à manger, la porte de la cuisine où il avait poussé son visiteur s’ouvrit toute grande. La même voix que j’avais entendue quereller mon père dit : « Monsieur Corbières, je ne veux pas vous importuner. Je reviendrai pour la petite chose ; » et en même temps je vis apparaître un homme, de notre âge peut-être avec des traits assez fins dans un masque horriblement dégradé, des épaules pointues, un corps décharné qu’habillaient des vêtements ignobles. Tu les connais, ces haillons du tapeur professionnel, sur qui finissent nos vieilles redingotes, nos vieux pantalons et nos vieux chapeaux devenus d’innommables loques. Celui-là puait l’alcool et la pipe, et il avait, dans ses yeux aux paupières rougies, ce regard d’hébétude et d’insolence que j’ai si souvent vu aux gens de son espèce. Cela fait un mélange d’orgueil et d’abrutissement qui annonce la paralysie générale toute prochaine. Il me dévisagea, en répétant : « Je reviendrai, » et sortit en traînant sur le parquet, avec une démarche arrogante, ses pieds chaussés de bottines crevées. »

— « C’est un malheureux à qui ton excellent père fait la charité, voilà tout, » lui répondis-je. « Il serait plus prudent de ne pas recevoir seul de pareils personnages, c’est vrai. Mais ces mendiants parisiens sont organisés en camorra, comme ceux de Naples.