Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/49

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entre la stupeur hagarde de l’intoxication et cette finesse de traits dont je t’ai parlé. Il y a deux types très nets d’alcooliques : le brutal, et, — si l’on peut employer un pareil mot pour une pareille abjection, — le délicat. Il y a l’ivrogne qui s’est mis à boire par grossièreté et celui qui se grise cérébralement, par nervosisme dépravé, pour oublier, le plus souvent pour s’oublier. C’est l’ivresse plus particulièrement propre au buveur d’absinthe, celle d’un Musset, d’un Verlaine. C’était celle de mon inconnu. C’est la plus triste. Je renonce à t’exprimer en effet la mélancolie singulière dont cette tête était empreinte. J’y lisais maintenant, non plus l’insolence, ni l’orgueil, mais une détresse infinie et irrémédiable, celle d’une destinée à jamais manquée. A un moment, il leva son verre et il rit convulsivement à sa pensée, d’une bouche où manquaient les dents de devant. Ce trou noir dans cette face livide et déjetée, devant ce poison de couleur trouble comme du lait d’euphorbe, dans cet antre dont l’âcre relent, — un écœurant arôme d’eau-de-vie au rabais — arrivait jusqu’à moi, c’était un spectacle presque terrible, je te jure. L’ivrogne vida ce verre d’un trait. Ce devait être le quatrième ou le cinquième, car il posa sur la table, pour payer, une pièce blanche dont on ne lui rendit pas la monnaie. Or les consommations, dans ce bouge, coûtent trois ou quatre sous. Puis, tout raide et automatique, avec cette allure de somnambule flageolant où se devine la décoordination de la moelle, la fixité du but dans la vacillation du mouvement,