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LE DISCIPLE

en nous un obscur élément incommunicable. Ce fut d’abord chez moi une timidité. Cela devint par la suite un orgueil. Mais tous les orgueils n’ont-ils pas une origine analogue ? Ne pas oser se montrer, c’est s’isoler ; et s’isoler, c’est bien vite se préférer. J’ai retrouvé depuis, dans quelques philosophes nouveaux, M. Renan, par exemple, mais transformé en un dédain triomphant et transcendantal, ce sentiment de la solitude de l’âme. Je l’ai retrouvé transformé en maladie et en sécheresse dans l’Adolphe de Benjamin Constant, agressif et ironique dans Beyle. Chez un pauvre petit collégien d’un lycée de province qui trottait, son cartable sous le bras, les mains cuisantes d’engelures, les pieds gourds dans ses galoches, par les rues glacées de sa ville de montagnes, l’hiver, ce n’était qu’un obscur et douloureux instinct. Mais cet instinct, après s’être appliqué à ma mère, grandissait, grandissait, s’appliquant à mes camarades et à mes maîtres. Je me sentais différent d’eux, d’une différence que je résumerai d’un mot : je croyais les comprendre tout entiers et je ne croyais pas qu’ils me comprissent. La réflexion m’incline maintenant à croire que je ne les comprenais pas plus qu’ils ne me comprenaient ; mais je vois aussi qu’il y avait en effet entre nous cette différence qu’ils acceptaient et leur personne et la mienne, simplement, bonnement, bravement, au lieu que je