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LE DISCIPLE

tôt entrés. Il avait allumé une courte pipe en bois de bruyère, préparé deux verres d’eau-de-vie coupée d’eau de Seltz, et, la lampe à la main, il m’éclairait de près la pointe de cuivre de ce casque en me disant :

— « Celui-là, je suis bien sûr de l’avoir descendu moi-même… Vous ne connaissez pas cette sensation de tenir un ennemi au bout de son fusil, de l’ajuster, de le voir qui tombe, et de se dire : Un de moins ?… C’était dans un village, pas loin d’Orléans… J’étais de garde, à la petite pointe du jour, dans l’angle du cimetière… Par-dessus le mur, je vois une tête qui passe, qui regarde, des épaules qui suivent… C’était ce curieux qui venait voir un peu ce que nous faisions… Il n’est pas retourné le dire. »

Il reposa la lampe, et, après avoir ri à ce souvenir, son visage devint sérieux. J’avais cru devoir tremper mes lèvres par politesse dans ce mélange d’alcool et d’eau gazeuse qui m’écœurait, et le comte reprit :

— « J’ai tenu à vous parler dès ce soir, monsieur, pour bien vous expliquer le caractère de Lucien et dans quel sens vous aurez à le diriger. Le précepteur que vous allez remplacer était un excellent homme, mais très faible, très indolent. J’ai appuyé votre candidature parce que vous êtes jeune, et, pour la tâche à remplir auprès de Lucien, un homme jeune convient mieux qu’un