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Page:Bourget - Le Disciple.djvu/286

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LE DISCIPLE

les avoir lues, s’être fiancée pour mettre entre nous l’irréparable, avoir cru même qu’elle ne m’aimait plus, être revenue au château sur cette persuasion. Elle m’aimait. Pour reconnaître cet amour, je n’eus pas besoin d’une analyse détaillée, comme celles où je m’étais trop complu et qui m’avaient tant trompé. Ce fut une intuition soudaine, irraisonnée, invincible, à me faire croire que les théories sur la double vue, si discutées par la science, sont absolument vraies. Je le lus, cet amour inespéré, à travers les yeux émus de cette enfant, comme vous lisez les mots par lesquels j’essaie de vous reproduire ici l’éclair et le foudroiement de cette évidence. Elle était là, devant moi, dans son costume de voyage, et blanche, blanche comme cette feuille de papier. J’aurais dû expliquer cette pâleur par les lassitudes de la nuit passée en wagon, n’est-ce pas, et par l’inquiétude sur son frère malade ? Ses yeux, en rencontrant mes yeux, tremblèrent d’émotion. Cela pouvait être la pudeur offensée. Elle était maigrie, comme fondue ; et quand, arrivée dans le vestibule, elle ôta son manteau, je vis que sa robe, une robe de l’année dernière que je reconnus, faisait comme des plis autour de ses épaules. Mais n’avait-elle pas été malade ?… Ah ! moi qui avais tant cru à la méthode, aux inductions, aux complications du raisonnement, que j’ai senti là cette toute-puissance de l’instinct contre quoi rien ne prévaut !