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LE DISCIPLE

ans, départi de cette régularité absolue. Pas une fois il n’avait accepté une invitation à manger dehors, ni pris place dans une salle de spectacle. Il ne lisait jamais un journal, s’en rapportant pour le service de ses publications à son éditeur, et ne remerciant jamais d’un article. Son indifférence politique était si complète qu’il n’avait jamais retiré sa carte d’électeur, Il convient d’ajouter, pour fixer les traits principaux de cette figure singulière, qu’il avait rompu tout rapport avec sa famille, et que cette rupture se fondait, comme les moindres actes de cette vie, sur une théorie. Il avait écrit dans la préface de son second livre : Anatomie de la volonté, cette phrase significative : « Les attaches sociales doivent être réduites à leur minimum pour celui qui veut connaître et dire la vérité dans le domaine des sciences psychologiques. » Par un motif semblable, cet homme, si doux qu’il n’avait pas fait trois observations à sa servante depuis quinze ans, s’interdisait systématiquement la charité. Il pensait sur ce point comme Spinoza, qui a écrit dans le livre quatrième de l’Éthique : « La pitié, chez un sage qui vit d’après la raison, est mauvaise et inutile. » Ce Saint Laïque, comme on l’eût appelé aussi justement que le vénérable Émile Littré, haïssait dans le Christianisme une maladie de l’humanité. Il en donnait ces deux raisons, d’abord que l’hypothèse d’un père céleste et d’un bonheur