Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/225

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comme par magie. Au lieu des parois rouges de sa chambre, c’était le petit salon de madame Moraines qu’il avait sous les yeux. Il ne voyait plus ses chers Albert Durer, ses Gustave Moreau, ses Goya, son intime bibliothèque où l'Imitation coudoyait Madame Bovary, les deux arbres défeuillés du jardinet se profilant en noir sur le bleu du ciel… Mais Suzanne était près de lui, avec ses gestes menus et souples, son port de tête, certaine nuance de lumière sur l’or de ses cheveux, l’éclat de son teint et sa transparence rose. Cette apparition, qui n’avait rien d’un pâle et immatériel fantôme, parlait aux sens de René, d’une manière qui eût dû lui faire comprendre combien les attitudes de madame Moraines masquaient en elle la vraie femme, la courtisane voluptueuse et raffinée. Il ne s’en rendait pas compte, et, tout en la désirant physiquement jusqu’au délire, il croyait n’avoir pour elle que le culte le plus éthéré. C’est là un phénomène de mirage sentimental assez fréquent chez les hommes chastes, et qui les livre comme une proie sans défense aux plus grossières duperies. Cette incapacité de juger leurs propres sensations les rend plus incapables encore de juger les manœuvres des femmes qui remuent en eux tous les trésors accumulés de la vie. Le poète, en revanche, devenait parfaitement lucide, quand l’image de