Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/39

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courant nouveau d’événements. Pour l’innocente enfant, comme pour tous les membres de ce petit cercle, la soirée chez madame Komof revêtait les apparences d’une expédition lointaine, dans un pays fantastique et inexploré. Chacun y plaçait des espérances chimériques ou des appréhensions folles. Émilie Fresneau, qui avait toujours caressé pour son frère des ambitions démesurées, le voyait accoudé à une cheminée, disant des vers au milieu d’une assemblée de duchesses, aimé par une « princesse russe. » Quand elle prononçait ces deux mots, l’inconnu de toutes les supériorités sociales se développait devant ses songes. Rosalie, elle, était la victime de la plus aiguë des perspicacités, celle de la femme qui aime. Les yeux de René l’épouvantaient, quoiqu’elle se le reprochât, par la joie absolue qu’ils exprimaient d’aller dans un monde où elle, sa demi-fiancée, ne pouvait pas aller. Ils étaient bien autrement liés que n’imaginait Claude, s’étant fait l’un à l’autre des promesses secrètes, par un soir de printemps de l’année dernière. René, à ce moment-là, était inconnu. Elle l’avait pour elle toute seule. Il trouvait tout charmant d’elle, et tout insipide sans elle. Aujourd’hui elle entrevoyait, du fond d’une ignorance qu’illuminait son inconsciente jalousie, de quelles dangereuses comparaisons elle était menacée.