Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/281

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second qui se trouvait près de nous et qui eut pitié de notre embarras en achevant ce que j’avais commencé, je n’aurais jamais pu en sortir.

Dans ce moment, Faloppa, que j’avais laissé à l’entrée du défilé, arriva en pleurant et jurant en italien, disant qu’il ne pourrait jamais aller plus loin. Le vieux grenadier me demanda quel était cet animal qui pleurait comme une femme. Je lui dis que c’était un barbet, un Piémontais : « Ce n’est pas lui, répondit-il, qui ira revoir les marmottes et les ours de ses montagnes ! » J’encourageai le pauvre Faloppa à marcher, je lui donnai le bras, et nous continuâmes à suivre la colonne.

Il pouvait être cinq heures ; nous avions encore plus de deux lieues à faire pour arriver à Kowno. Le vieux grenadier me conta qu’il avait eu les doigts gelés avant d’arriver à Smolensk, et qu’après avoir souffert des douleurs atroces jusqu’après le passage de la Bérézina, en arrivant à Ziembin, il avait trouvé une maison où il avait passé la nuit ; que, pendant cette nuit, tous les doigts lui étaient tombés les uns après les autres ; mais que, depuis, il ne souffrait plus autant à beaucoup près ; que son camarade, qui ne l’avait jamais quitté, avait voulu tirer à la montagne, près de Wilna, monter à la roue[1] pour avoir de l’argent, et que, depuis ce jour, il ne l’avait plus revu.

Après avoir marché encore une demi-heure, nous arrivâmes dans un petit village, où nous nous arrêtâmes dans une des dernières maisons pour nous y reposer et nous y chauffer un peu, mais nous ne pûmes y trouver place, car depuis l’entrée de la maison jusqu’au fond, ce n’était que des hommes étendus sur de la mauvaise paille qui ressemblait à du fumier, et qui poussaient des cris déchirants accompagnés de jurements, lorsqu’on avait le malheur de les toucher : presque tous avaient les pieds et les mains gelés. Nous fûmes obligés de nous retirer dans une écurie, où nous rencontrâmes un grenadier à cheval de la Garde, du même régiment et du même escadron que notre vieux.

  1. Monter à la roue, expression des vieux grognards pour désigner ceux qui avaient pris de l’argent dans les caissons abandonnés sur la montagne de Ponari. (Note de l’auteur.)