Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/282

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Il avait encore son cheval et, dans l’espérance de trouver un hôpital à Kowno, se chargea de son camarade.

Nous avions encore une lieue et demie à faire et, depuis un moment, le froid était considérablement augmenté. Dans la crainte qu’il ne devînt plus violent, je dis à Faloppa qu’il nous fallait partir, mais le pauvre diable, qui s’était couché sur le fumier, ne pouvait plus se relever. Ce n’est qu’en priant et en jurant que je parvins, avec le secours du grenadier à cheval, à le remettre sur ses jambes et à le pousser hors de l’écurie ; lorsqu’il fut sur la route, je lui donnai le bras. Quand il fut un peu réchauffé, il marcha encore assez bien, mais sans parler, pendant l’espace d’une petite lieue.

Pendant le temps que nous étions arrêtés au village, la grande partie des traîneurs de l’armée — ceux qui marchaient en masse — nous avait dépassés ; l’on ne voyait plus en avant, comme en arrière, que des malheureux comme nous, enfin ceux dont les forces étaient anéanties. Plusieurs étendus sur la neige, signe de leur fin prochaine.

Faloppa, que j’avais toujours amusé, jusque-là, en lui disant : « Nous y voilà ! Encore un peu de courage ! » s’affaissa sur les genoux, ensuite sur les mains ; je le crus mort et je tombai à ses côtés, accablé de fatigue. Le froid qui commençait à me saisir me fit faire un effort pour me relever, ou, pour dire la vérité, ce fut plutôt un accès de rage, car c’est en jurant que je me mis sur les genoux. Ensuite, saisissant Faloppa par les cheveux, je le fis asseoir. Alors il sembla me regarder comme un hébété. Voyant qu’il n’était pas mort, je lui dis : « Du courage, mon ami ! Nous ne sommes plus loin de Kowno, car j’aperçois le couvent qui est sur notre gauche ; ne le vois-tu pas comme moi[1] ? — Non, mon sergent, me répondit-il ; je ne vois que de la neige qui tourne autour de moi ; où sommes-nous ? » Je lui dis que nous étions près de l’endroit où nous devions coucher et trouver du pain et de l’eau-de-vie.

Dans ce moment, le hasard amena près de nous cinq paysans qui traversaient la route sur laquelle nous étions. Je proposai à deux de ces hommes, moyennant chacun une

  1. C’était le couvent que j’avais visité le 20 juin, lors de notre passage du Niémen. (Note de l’auteur.)