Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/83

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l’odeur du pain qui m’avait monté au nez. Aussitôt je lui adresse brusquement la parole, en lui disant : « Monsieur, vous avez du pain ; vous allez m’en vendre ! » Comme il allait se retirer, je le saisis par le bras. Alors, voyant qu’il n’y avait plus moyen de se débarrasser de moi, il tira de dessous sa pelisse, une galette encore toute chaude que je saisis avec avidité d’une main, tandis que de l’autre, je lui présentai une pièce de cinq francs pour la lui payer. Mais, à peine l’avais-je dans la main, que mes amis, qui étaient auprès de moi, tombèrent dessus comme des enragés, et me l’arrachèrent. Il ne me resta, pour ma part, que le morceau que je tenais sous le pouce et les deux premiers doigts de la main droite.

Pendant ce temps, le chirurgien-major de l’armée, car c’en était un, disparut. Il fit bien, car on l’aurait peut-être assommé pour avoir le reste. Il est probable qu’étant arrivé des premiers dans le petit village dont j’ai parlé, il aura eu le bonheur de trouver de la farine, et, en attendant que nous fussions arrivés, il aura fait de la galette.

Depuis plus d’une demi-heure que nous étions dans cette position, plusieurs hommes avaient succombé à l’endroit où nous étions. Beaucoup d’autres étaient tombés dans la colonne, lorsqu’elle était en marche. Enfin, nos rangs commençaient à s’éclaircir, et nous n’étions qu’au commencement de nos misères ! Lorsque l’on s’arrêtait afin de prendre quelque chose au plus vite, l’on saignait les chevaux abandonnés, ou ceux que l’on pouvait enlever sans être vu ; l’on en recueillait le sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait. Mais il arrivait souvent qu’au moment où l’on venait de le mettre au feu, l’on était obligé de le manger, soit que l’ordre du départ arrivât, ou que les Russes fussent trop près de nous. Dans ce dernier cas, l’on ne se gênait pas autant, car j’ai vu quelquefois une partie manger tranquillement, pendant que l’autre empêchait, à coups de fusil, les Russes de s’avancer. Mais lorsqu’il y avait force majeure et qu’il fallait quitter le terrain, on emportait la marmite, et chacun, en marchant, puisait à pleines mains et mangeait ; aussi avait-on la figure barbouillée de sang.

Souvent, lorsque l’on était obligé d’abandonner des chevaux, parce que l’on n’avait pas le temps de les découper,