Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/94

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ment général de l’armée était commencé ; depuis deux jours il était facile de voir que les régiments étaient diminués d’un tiers, et qu’une partie des hommes que l’on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journée qui allait commencer ; l’on voyait marcher à la suite, ou plutôt se traîner, les équipages dont notre régiment devait faire l’arrière-garde ; c’est là où j’aperçus encore la voiture renfermant cette malheureuse famille. Elle sortait d’un petit bois pour gagner la route ; quelques sapeurs l’accompagnaient, ainsi que l’officier supérieur, qui paraissait très affecté ; arrivée sur la route, elle fit halte à l’endroit même où j’étais arrêté ; alors j’entendis des plaintes et des gémissements ; l’officier supérieur ouvrit la portière, y entra, parla quelque temps et, un instant après, il présenta à deux sapeurs qu’il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre : c’était une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle était vêtue d’une robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la même étoffe garnie de peau d’hermine. Cette personne, quoique morte, était belle encore, mais maigre. Malgré notre indifférence pour les scènes tragiques, nous fûmes sensibles en voyant celle-ci ; pour mon compte, j’en fus touché jusqu’aux larmes, surtout en voyant pleurer l’officier.

Au moment où les sapeurs emportèrent cette jeune personne qu’ils placèrent sur un caisson, ma curiosité me porta à regarder dans la voiture : je vis la mère et l’autre demoiselle toutes deux tombées l’une sur l’autre. Elles paraissaient être sans connaissance ; enfin, le soir de la même journée, elles avaient fini de souffrir. Elles furent, je crois, enterrées toutes trois dans le même trou que firent les sapeurs, pas loin de Valoutina. Pour en finir, je dirai que le lieutenant-colonel, ayant peut-être à se reprocher ce malheur, chercha à se faire tuer dans différents combats que nous eûmes, à Krasnoé et ailleurs. Quelques jours après notre arrivée à Elbingen, au mois de janvier, il mourut de chagrin.

Cette journée, qui était celle du 8 novembre, fut terrible, car nous arrivâmes tard à la position et comme, le lendemain, nous devions arriver à Smolensk, l’espoir de trouver des vivres et du repos — on disait que l’on devait y prendre des cantonnements — faisait que beaucoup d’hommes, malgré