Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/95

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le froid excessif et la privation de toutes choses, faisaient des efforts surnaturels pour ne pas rester en arrière, où ils auraient succombé.

Avant d’arriver à l’endroit où nous devions bivaquer, il fallait traverser un ravin profond et gravir une côte. Nous remarquâmes que quelques artilleurs de la Garde étaient arrêtés dans ce ravin avec leurs pièces de canon, n’ayant pu monter la côte. Tous les chevaux étaient sans force et les hommes sans vigueur. Des canonniers de la garde du roi de Prusse les accompagnaient ; ils avaient, comme nous, fait la campagne ; ils étaient attachés à notre artillerie comme contingent de la Prusse. Ils avaient, à cette même place et à côté de leurs pièces, formé leurs bivacs et allumé leurs feux comme ils avaient pu, afin d’y passer la nuit, dans l’espérance de pouvoir, le lendemain, continuer leur chemin. Notre régiment, ainsi que les chasseurs, fut placé à droite de la route, et je crois que c’était sur les hauteurs de Valoutina, où s’était donnée une bataille et où avait été tué le brave général Gudin, le 19 août de la même année.

Je fus commandé de garde chez le maréchal Mortier ; son habitation était une grange sans toit. Cependant on lui avait fait un abri pour le préserver, autant que possible, de la neige et du froid. Notre colonel et l’adjudant-major avaient aussi pris leur place au même endroit. L’on arracha quelques pièces de bois qui formaient la clôture de la grange, et on alluma pour le maréchal un feu auquel nous nous chauffâmes tous. À peine étions-nous installés, et occupés à faire rôtir un morceau de cheval, que nous vîmes paraître un individu avec la tête enveloppée d’un mouchoir, les mains de chiffons, et les habits brûlés. En arrivant, il se mit à crier : « Ah ! mon colonel ! que je suis malheureux ! que je souffre ! » Le colonel, se retournant, lui demanda qui il était, d’où il venait, et ce qu’il avait : « Ah ! mon colonel ! répondit l’autre, j’ai tout perdu et je suis brûlé ! » Le colonel l’ayant reconnu, lui répondit : « Tant pis pour vous, vous n’aviez qu’à rester au régiment ; depuis plusieurs jours vous n’avez pas paru : qu’avez-vous fait, vous qui deviez montrer l’exemple et mourir, comme nous, à votre poste ? Entendez-vous, monsieur ! » Mais le pauvre diable n’entendait pas ; ce n’était pas le moment de faire de la morale ; cet individu