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Page:Boutmy - Des rapports et des limites des études juridiques et des études politiques.djvu/7

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DES RAPPORTS ET DES LIMITES

sant une mesure de gouvernement, un député méditant le dépôt d’une proposition de loi. Ce qu’ils ont à considérer, ce n’est pas un cas particulier dont ils ne retiennent que les conditions purement juridiques, c’est le total d’une situation, composée d’une somme considérable de faits anciens et nouveaux, sociaux, politiques, militaires, économiques, etc., lesquels donnent la seule et imparfaite mesure qu’on puisse avoir d’un grand nombre de forces matérielles et morales, en action les unes à côté des autres. Antiques traditions des chancelleries, valeur et efficacité des alliances, convergence ou divergence des intérêts commerciaux, humeur inconstante ou tranquille des peuples, haines nationales, préjugés locaux, lest tardif des habitudes tenaces, torrent des engouements subits… la liste en pourrait être indéfiniment allongée. Moins favorisé que le jurisconsulte, l’homme d’État devra mettre beaucoup de soin et de circonspection à simplifier cette complexité de la matière politique ; car il n’est pas sûr qu’en laissant tomber tels ou tels éléments, faits ou forces, il ne faussera pas la balance finale, base de ses calculs et de toutes ses prévisions. D’autre part, il n’a pas devant lui un idéal fixe, justice et liberté, exprimé par un petit nombre de formules simples avec lesquelles il confronte ces données de fait innombrables. Il n’a qu’un but positif, une fin pratique, qui embrasse les intérêts de tout ordre, présents et prochains, de la nation : tout un monde infiniment varié, ondoyant et mobile. Là encore, les éliminations et les simplifications sont extrêmement difficiles à faire, en l’absence d’un commun étalon de la valeur entre ces intérêts divers ou parfois contraires, et à cause des répercussions compliquées qui se produisent de l’un à l’autre.

Naturellement, il n’y a pas place ici pour ces rapports aisément saisissables, comme entre les circonstances d’une espèce et les principes, pour cet accord ou ce désaccord évidents, sur lesquels le jurisconsulte assied un jugement net et décidé. Les rapports sont si complexes entre tant de faits d’un côté et tant d’intérêts de l’autre, l’accord et le désaccord dépendent de tant de causes en perpétuelle évolution, que les conclusions sont souvent un peu incertaines, flottantes, limitées dans le temps et dans l’espace. Elles résultent d’impressions autant que de raisonnements. L’harmonie logique des idées, ailleurs maîtresse et directrice, cède par instants la place à une sorte de divination, à l’instinct secret de l’équilibre général et du jeu des forces. Des forces, voilà ce qui occupe et encombre l’échiquier du politique. Les idées ne le touchent qu’autant qu’elles engendrent des énergies et des actes. Il n’a point affaire des principes, mais des sentiments que ces principes